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Ce nom n’était pas inconnu à Randal ; les jeunes gens à la mode le prononçaient trop souvent pour qu’il ne fût pas venu aux oreilles d’un habitué de la bonne compagnie.

M. Lévy avait été procureur. Depuis quelques années il avait renoncé à l’exercice de sa profession ostensible, et par suite de quelques services rendus dans la négociation d’un emprunt, avait été récemment créé baron par un prince allemand. La fortune de M. Lévy n’avait disait-on d’égale que son obligeance pour tous ceux qui désiraient emprunter temporairement de l’argent et lui offraient de solides garanties d’un futur remboursement.

Il eût été difficile de voir un plus bel homme que le baron, il était à peu près du même âge qu’Egerton, mais paraissait beaucoup plus jeune ; il était si bien conservé ; il avait de si magnifiques moustaches noires et de si belles dents ! Malgré son nom et sa peau brune, il ne ressemblait pas à un juif du moins extérieurement ; et de fait il n’était pas juif du côté paternel ; c’était le fils naturel d’un grand seigneur anglais et d’une dame juive fort distinguée… à l’Opéra.

Après la naissance de son fils cette dame avait épousé un commerçant allemand de sa religion, et elle avait obtenu de son mari qu’il adoptât ce fils et lui donnât son nom hébreu. M. Lévy père étant bientôt devenu veuf, le véritable père, sans jamais reconnaître l’enfant, s’était occupé de lui, l’avait reçu fréquemment, et l’avait initié aux usages de la haute société, pour laquelle le jeune homme montrait un goût décidé. Mais lorsque milord mourut, ne laissant qu’une somme fort modique au jeune Lévy, alors âgé d’environ dix-huit ans, ce personnage ambigu fut placé chez un procureur par son père putatif, qui bientôt après s’en retourna dans son pays et fut enterré à Prague, l’on voit encore son tombeau. Le jeune Lévy cependant s’arrangea de façon à se passer fort bien de lui. Sa naissance véritable était généralement connue et c’était pour lui une sorte d’avantage au point de vue social. Le legs de son père lui permit de devenir l’associé de l’étude où il avait été clerc, et les classes fashionables de la société lui fournirent une nombreuse clientèle. Il se montra si utile, si agréable, si complètement homme du monde, qu’il devint l’ami de ses clients, généralement jeunes gens de haut rang ; il se maintint en bons termes avec les juifs comme avec les chrétiens. Car n’étant ni l’un ni l’autre, il ressemblait (pour nous servir de l’inimitable comparaison de Sheridan) à la page blanche qui se trouve entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

On pouvait taxer de vulgarité l’assurance excessive de M. Lévy, mais ce n’était pas la vulgarité d’un homme accoutumé à une société basse et grossière, c’était plutôt le mauvais ton de quelqu’un qui n’est pas sûr de sa position et qui est résolu d’assumer la meilleure possible. Nous avons dit qu’il avait fait son chemin dans le monde et amassé une immense fortune, il est donc inutile d’ajouter qu’il était fin comme une aiguille et dur comme un caillou. Nul homme n’avait eu plus d’amis et ne leur avait été plus fidèle tant qu’il leur restait une livre dans la poche.