En disant ces mots, la jeune fille rougit sans s’en apercevoir, ses mains tombèrent sur ses genoux et elle se laissa aller à une rêverie aussi profonde que celle de son père, mais moins sombre. Depuis son arrivée en Angleterre, Violante avait été accoutumée à attacher un intérêt reconnaissant au nom de Harley L’Estrange. Son père, gardant au sujet de tous ses anciens amis italiens un silence qui ressemblait au dédain, s’était plu à lui parler à cœur ouvert de l’Anglais qui l’avait sauvé, alors que ses propres compatriotes le trahissaient. Il lui parlait du soldat qui, dans la fleur de la jeunesse, insensible à sa propre gloire, nourrissait le souvenir de quelque douleur cachée parmi les pins qui projettent leur ombre sur le beau lac italien. Il racontait comment lui, Riccabocca, alors heureux et honoré, avait cherché dans sa solitude le signor anglais, qui était alors le malheureux exilé ; comment ils étaient devenus amis, en se promenant ensemble dans les campagnes où ses yeux s’étaient ouverts au jour ; comment Harley l’avait vainement averti de la folie des plans et des conspirations au moyen desquels il avait voulu reconstruire en une heure les ruines faites par de longs siècles ; comment alors qu’abandonné, proscrit, traqué par les sbires, il avait fui pour sauver sa vie, portant dans ses bras Violante tout enfant, l’officier anglais lui avait offert un refuge, avait déjoué ceux qui le poursuivaient, armé ses domestiques, accompagné pendant la nuit le fugitif jusqu’à un défilé des Apennins, et lorsque les émissaires d’un ennemi perfide étaient près de l’atteindre, lui avait dit : « Il faut sauver votre enfant ! Fuyez ! volez ! Encore une lieue, et vous atteindrez la frontière. Nous allons retarder l’ennemi en parlementant ; nous ne courons aucun risque. » Et de l’autre côté des frontières le père avait su que son ami anglais avait retardé l’ennemi non avec des paroles, mais avec l’épée, barrant le passage à de nombreux soldats et leur opposant une poitrine aussi indomptable que celle de Bayard sur le glorieux pont.
Et depuis lors, ce même Anglais n’avait cessé de défendre le nom du proscrit, de plaider sa cause, et s’il restait à celui-ci quelque espoir de rentrer dans son pays, de recouvrer ses biens, cet espoir reposait sur le zèle infatigable de lord L’Estrange.
Naturellement et par degrés la jeune fille rêveuse et solitaire avait associé à toutes les prouesses qu’elle lisait dans les histoires de chevalerie l’image du brave et loyal étranger. C’était lui qui animait pour elle les rêves du passé et qui lui semblait né pour être, quand viendrait l’heure propice, le libérateur de l’avenir. Autour de cette image se groupaient tous les charmes que l’imagination d’une jeune fille sait tirer du trésor des temps héroïques.
Jadis, Riccabocca, pour satisfaire la curiosité de sa fille, avait esquissé de mémoire les traits du jeune Anglais ; il avait dessiné le visage d’Harley dans la fleur de la première jeunesse, flatté et idéalisé sans doute par l’art et la reconnaissance, mais ressemblant cependant à ce qu’il était en Italie, alors que la profonde tristesse d’une récente douleur voilait encore sa physionomie, en concentrait les expressions variées et qu’on ne pouvait le regarder sans se dire :