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de garder l’incognito, et nous sommes tenus de respecter ses raisons sans chercher plus loin.

— Je ne puis, dit Frank (éclairé ici par ce même sentiment d’honneur qui le rendait crédule sur d’autres sujets), je ne puis croire Mme di Negra capable de descendre au rôle d’espion et de nuire à un compatriote malheureux qui s’est confié comme elle à l’hospitalité de l’Angleterre. Oh ! si je croyais cela, je ne pourrais l’aimer ! ajouta Frank avec énergie.

— Vous avez certainement raison ; mais voyez dans quelle fausse position vous la placeriez ainsi que son frère. S’ils connaissaient le secret de Riccabocca et qu’ils le révélassent à l’Autriche, ce serait, comme vous le dites, une action basse et cruelle ; mais si, le sachant, ils se taisaient, cela pourrait avoir pour eux les conséquences les plus fâcheuses. Vous savez que la politique autrichienne est d’une tyrannie proverbiale.

— Les journaux le disent, il est vrai.

— En un mot, votre discrétion ne peut amener aucun mal, et votre indiscrétion peut en causer beaucoup. C’est pourquoi je vous demande votre parole, Frank ; je n’ai pas le temps de rester là à argumenter.

— Je vous promets sur l’honneur de ne pas parler des Riccabocca, bien que je sois certain que leur secret serait aussi en sûreté avec la marquise qu’avec…

— Je compte sur votre parole, » interrompit Randal avec impatience ; et il s’en alla en toute hâte.


CHAPITRE IV.

Vers le soir du lendemain, Randal Leslie s’éloignait lentement d’un village situé à deux milles environ de Rood-Hall, où il venait de quitter la diligence. Il traversait des prairies, des champs de blé et côtoyait la lisière de grands bois, patrimoine depuis longtemps aliéné de ses aïeux. Il était seul dans ces campagnes où s’était écoulée son enfance, où il avait invoqué pour la première fois l’esprit de la science.

Il s’arrêtait souvent, surtout alors que les ondulations du terrain lui permettaient d’apercevoir le haut de la vieille église ou les sombres pins qui dominaient les landes désolées de Rood-Hall.

« C’est ici, se disait-il, que, comparant la fertilité des terres qui formaient jadis l’héritage de mes ancêtres, aux stériles bruyères qui entourent leur demeure à demi écroulée, je me suis dit bien souvent : je relèverai la fortune de ma maison. Et à cette pensée le travail perdait soudain son austérité, et les livres me semblaient des armées