Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tement irrité si maître Stirn, le bras droit du squire, n’était arrivé sur les entrefaites.

Maître Stirn était un personnage formidable, plus formidable que le squire lui-même : car le bras droit d’un squire est en général plus formidable que ne l’est la tête.

Il inspirait la plus grande terreur, parce que, comme les ceps, dont il était le gardien, ses fonctions étaient vagues et indéterminées et qu’il n’avait pas de place particulière dans l’établissement. Il n’était pas intendant et pourtant il remplissait une grande partie des fonctions d’un intendant : il n’était pas le fermier du squire, puisque le squire s’intitulait lui-même son propre bailli ; néanmoins M. Hazeldean semait et labourait, taillait et rognait, achetait et vendait, généralement suivant les conseils que daignait lui donner M. Stirn. Il n’était pas le gardien du domaine, car il ne tirait pas le daim et ne surveillait pas les réserves, mais c’était toujours lui qui découvrait celui qui avait cassé un pieu ou dérobé un lapin dans le parc. Bref, tout ce qu’il y a de pénible dans les devoirs d’un grand propriétaire revenait de fait et de droit à M. Stirn. S’agissait-il de renvoyer un journalier, d’une contrainte à exercer pour le payement du terme, comme le squire n’ignorait pas qu’on chercherait à le prendre par de bonnes paroles et que son intendant serait aussi facile à fléchir que lui, M. Stirn, était certain d’être choisi comme l’ἄγγελος ou le messager vengeur, chargé de prononcer l’arrêt du destin : aussi apparaissait-il aux habitants d’Hazeldean, à l’image de la Sæva necessitas du poète, comme une vague incarnation de l’impitoyable puissance armée de fouets, de clous et de coins. Les brutes elles-mêmes étaient saisies de terreur à la vue de M. Stirn. Les veaux savaient que c’était lui qui venait choisir parmi eux la victime destinée au boucher, et, le cœur palpitant, ils se blottissaient dans un coin, au seul bruit de ses pas redoutables ; à l’approche de M. Stirn, la truie grognait, la cane barbottait, la poule hérissait ses plumes et appelait ses poussins. La nature avait gravé sur son front une empreinte de terreur. On ne saurait vraiment dire si le grand M. de Chambray lui-même, surnommé le terrible, avait l’air aussi rébarbatif que M. Stirn. Tel était cependant l’aspect effrayant de ce héros, qu’un homme, autrefois son laquais, voyant son portrait vingt ans après sa mort, ne put s’empêcher de trembler comme la feuille.

« Et que diable faites-vous tous ici ? dit M. Stirn en faisant claquer un grand fouet qu’il tenait à la main, quel tapage vous faites vous autres femmes ! je ne serais pas étonné que le squire envoyât voir si le village est en feu. Faites-moi le plaisir de retourner chacun chez vous. Certes il est bien à propos de remettre les ceps en état, quand vous venez vociférer et conspirer sous le nez même de la justice de paix, absolument comme les révolutionnaires français le firent avant de couper la tête à leur roi. Mes cheveux se dressent sur ma tête, rien qu’à vous regarder. » Mais avant la fin de cette allocution, la foule s’était dispersée dans toutes les directions, les femmes en troupes, les hommes, l’oreille basse, se dirigeant vers le cabaret. Tel fut le