Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un cœur comme celui dont je parle, j’oublierais bien vite que j’eusse jamais connu une ambition moins pure.

— Ce langage ne me surprend pas, cependant il n’est guère en harmonie avec la première réponse que vous m’avez faite.

— À vous, dit Béatrix souriant et reprenant un ton plus léger, à vous, c’est vrai. Mais je n’ai jamais eu la vanité de croire que votre affection pour moi fût de force à supporter les sacrifices que vous coûterait un tel mariage, et qu’avec votre ambition, vous pussiez borner à une vie paisible vos rêves de bonheur. Alors même, ajouta-t-elle en relevant la tête et avec une certaine fierté grave, alors même, je n’eusse pu consentir à partager mon sort avec un homme que ma pauvreté eût arrêté dans sa carrière ; je n’aurais pu écouter mon cœur s’il eût battu pour un amant sans fortune, car à celui-là je n’eusse apporté qu’un fardeau, en l’entraînant à s’unir avec une femme pauvre et endettée ! Maintenant, les choses peuvent être différentes, maintenant je vais peut-être rentrer dans la fortune qui convient à ma naissance et alors je serai libre, je choisirai selon mon cœur, et non plus selon la nécessité.

— Oh ! dit Randal vivement intéressé et se rapprochant de sa belle compagne : oh ! je vous félicite sincèrement ; vous avez donc quelque raison de croire que vous serez… riche ? »

La marquise réfléchit avant de répondre, et pendant cet instant Randal lâcha les fils de la trame qu’il tissait secrètement, pour examiner rapidement si dans le cas où Béatrix deviendrait réellement riche, il souhaiterait de l’épouser, et en ce cas comment il s’y prendrait pour changer de ton, et passer de l’amitié à l’amour. Tandis qu’il songeait à tout cela, Béatrix répondit :

« Riche, pour une Anglaise, non, mais pour une Italienne, oui. Ma fortune serait d’un demi-million.

— Un demi-million ! s’écria Randal qui ne s’abstint qu’avec difficulté de tomber aux pieds de la marquise.

— De francs, continua celle-ci.

— De francs. Ah ! dit Randal respirant longuement tandis que son enthousiasme se calmait soudain. C’est environ vingt mille livres sterling ? Huit cents livres de revenu annuel à quatre pour cent. C’est certainement un fort beau douaire (une pauvreté décente ! se dit-il intérieurement. Je l’ai échappé belle ! mais je vois… je vois. Ceci aplanira toutes les difficultés de mon premier projet). C’est un très-beau douaire, répéta-t-il tout haut, non pour un grand seigneur à la vérité, mais du moins pour un gentilhomme dont la naissance et la fortune seraient dignes de fixer votre choix, si l’ambition n’est pas votre but. Ah ! tandis que vous parliez avec une si touchante éloquence, de sentiments sincères, d’un cœur jeune et ardent, d’un heureux intérieur anglais, vous avez sans doute deviné que ma pensée se portait vers mon ami, qui vous aime avec tant de dévouement, et qui réalise si complètement votre idéal. Il est proverbial chez nous que les mariages heureux ne se rencontrent pas dans les cercles brillants de Londres, mais aux foyers de nos gentilshommes de campagne.