Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

resse, ne m’y console. Mais je suis résolu, avant qu’il soit trop tard, à faire un grand effort pour sortir du passé et pour entrer dans la vie naturelle des hommes. En un mot, je suis résolu à me marier.

Egerton. Avec qui ?

Harley (d’un ton grave). D’honneur, mon cher ami, vous êtes un grand philosophe. Vous avez mis le doigt sur la véritable question. Vous comprenez que je ne puis pas épouser un rêve, et pourtant en dehors des rêves, où trouverai-je ce qui ?

Egerton. Vous ne le cherchez pas.

Harley. Cherchons-nous jamais l’amour ? ne nous éclaire-t-il pas de ses rayons, au moment où nous nous y attendons le moins ? N’en est-il pas de lui comme de l’inspiration ? Quel poète s’est jamais dit en s’asseyant tranquillement à sa table : « Je vais faire un poème ? » Quel homme regarde dans la rue et se dit : « Je vais devenir amoureux ? » Non ! le bonheur, comme l’a dit l’illustre poète allemand, tombe tout à coup du sein des dieux ; il en est de même de l’amour.

Egerton. Vous vous rappelez le vieux vers d’Horace : « Le fleuve coule et le paysan attend toujours sur la rive pour pouvoir le traverser à gué. »

Harley. Il m’est revenu à l’esprit une idée que vous avez exprimée incidemment il y a quelques semaines, et que j’avais déjà un peu méditée. Je voudrais trouver une enfant douée d’une humeur douce d’une belle intelligence qui ne fût pas encore formée ; je voudrais l’élever, suivant mes idées. Je suis encore assez jeune pour pouvoir attendre quelques années. Et en attendant, j’aurai trouvé ce qui me manque… un but à ma vie.

Egerton. Vous vivez toujours dans le roman. — Mais qu’est-ce ? »

En ce moment, le ministre fut interrompu par un huissier de la Chambre qu’il avait chargé de venir le chercher, dans le cas où sa présence serait nécessaire : « Monsieur, l’opposition profite de ce que la Chambre est presque vide pour demander le scrutin. M. M*** est inscrit pour prendre la parole à son tour, mais on ne voudra pas l’écouter. »

Egerton se retourna aussitôt vers lord L’Estrange : « Vous le voyez, il faut que vous m’excusiez. Je dois aller demain à Windsor où je resterai deux jours, mais nous nous verrons à mon retour.

— Très-bien. Je ne saurais profiter de vos avis, ô homme pratique. Et si, ajouta Harley, avec une douceur affectueuse et pleine de tristesse, je vous fatigue de plaintes que vous ne pouvez comprendre, ce n’est que par suite de nos vieilles habitudes d’enfance ; je ne puis avoir un chagrin, sans éprouver le besoin de vous le confier. »

La main d’Egerton trembla en pressant celle de son ami ; et il s’éloigna rapidement sans ajouter un mot. Harley demeura pendant quelques instants plongé dans ses rêveries ; puis il appela son chien et retourna vers Westminster.

Il passa devant l’endroit où était assise cette figure immobile qui tout à l’heure l’avait frappé ; mais la figure s’était levée et était ap-