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reçut la sinistre visite du Conquérant, puis, s’élargissant un peu à l’endroit de l’abbaye et du château de Westminster, elle se perd, comme tous les souvenirs de grandeur terrestre, au milieu d’humbles passages et de ruelles obscures.

Ainsi songeait Henri L’Estrange, toujours moins occupé du monde qui l’entourait que du monde imaginaire qu’évoquait sa pensée, tandis qu’il gagnait le pont et qu’il contemplait quelques barques immobiles dormant sur la route silencieuse, jadis si bruyante et toujours couverte des barques dorées de l’antique noblesse d’Angleterre.

C’était sur ce pont qu’Audley Egerton avait donné rendez-vous à lord L’Estrange, à une heure où il croyait pouvoir dérober quelques instants aux discussions de la chambre. Car Harley, dans son dégoût pour tous les lieux fréquentés par le monde, avait refusé d’aller trouver son ami dans les régions fashionables de Bellamy.

L’attention de Harley, tandis qu’il traversait le pont, fut attirée par une figure immobile assise sur une pierre, qui se cachait le visage dans ses mains. « Si j’étais sculpteur, se dit-il, je me rappellerais cette image, quand je voudrais personnifier le Découragement. » Il leva les yeux et aperçut un peu devant lui, au milieu de la chaussée, la stature ferme et droite d’Audley Egerton. La lune éclairait de ses rayons la physionomie bronzée de l’homme public, cette physionomie sur laquelle se lisaient les préoccupations et les soucis, mais en même temps une indomptable énergie. « Et en regardant là-bas devant moi, dit Harley, continuant son soliloque, je me rappellerais cette attitude, quand je voudrais tailler dans le granit l’image de la Fermeté.

— Vous voilà exactement, dit Egerton, en passant son bras dans celui de Harley.

Harley. Exactement ! sans doute, car je respecte vos moments et je ne voudrais pas vous retenir longtemps. Je présume que vous parlerez cette nuit.

Egerton. J’ai parlé.

Harley (avec intérêt). Et bien, je l’espère.

Egerton. J’ai produit de l’effet, je présume, car j’ai été chaudement applaudi, ce qui ne m’arrive pas toujours.

Harley. Et cela vous a fait plaisir ?

Egerton (après un moment de réflexion). Non, pas le moins du monde.

Harley. Qui peut donc tant vous attacher à cette vie de constant labeur, où tout plaisir est mis de côté, ou les plus pénibles travaux vous absorbent, si les applaudissements (que je croyais la plus grande récompense de vos peines) vous sont indifférents ?

Egerton. Ce qui m’attache à cette vie ? L’habitude.

Harley. Martyr !

Egerton. Vous avez dit le mot. Mais parlons de vous. Vous êtes donc décidé à quitter encore l’Angleterre ?

Harley (d’un ton ennuyé). Oui. Cette vie d’une capitale, où l’on est plein d’activité, quand moi-même je suis si désœuvré ; cette vie me mine comme une fièvre lente. Rien ne m’y amuse, ne m’y inté-