Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

borieuse solitude des villes pèse sur vous. Vous retournez jouir du dolce far niente prés d’un petit nombre d’amis, mais d’amis intimes ; vous allez retrouver une vie monotone, mais que rien n’enchaîne ; le sentiment de la solitude s’emparera de vous, même dans ces lieux ; vous ne cherchez pas comme moi l’oubli de tout ; vos passions mortes se tournent vers des fantômes qui vous rendent incapable de vivre de la vie du monde. Je devine tout cela, je le devine sous votre style vif et fantasque, comme je le devinais quand nous étions assis tous deux sous les sapins, et que nous admirions les eaux bleues du lac qui s’étendait à nos pieds. J’étais troublé par l’ombre de l’avenir, vous l’étiez par celle du passé.

« Mais vous disiez alors, moitié en riant, moitié sérieusement : « J’échapperai à cette prison du souvenir ; je formerai de nouveaux liens avant qu’il ne soit trop tard ; je me marierai… oui, mais il faut que j’aime… là est le difficile… » Le difficile, et le ciel en soit béni ! Rappelez-vous tous les mariages malheureux que nous connaissons ; n’étaient-ce pas des mariages d’amour, au moins dix-huit sur vingt ? Il en a toujours été, et il en sera toujours ainsi. C’est que lorsqu’on aime ardemment, on exige tant et l’on pardonne si peu ! Contentez-vous de trouver une femme qui garde sans tache votre foyer et votre nom ; vous en viendrez à aimer ce qui ne blesse jamais votre cœur ; vous guérirez bientôt de l’amour en face de ce qui désappointera sans cesse votre imagination. Cospetto ! je voudrais que ma Jemima eût une sœur cadette pour vous. Et cependant c’est en gémissant que je me suis résigné à une… Jemima.

« En voici bien long pour vous prouver que je n’ai besoin ni de votre compassion, ni de votre zèle. Gardons encore une fois un long silence. Il ne m’est pas facile de correspondre avec un homme de votre rang, sans éveiller la curiosité du petit monde au milieu duquel je vis.

« Je vais porter moi-même cette lettre à la poste, à environ dix milles d’ici, et je la jetterai en cachette dans la boîte.

« Adieu, cher et noble ami ! Le cœur le plus affectueux, l’imagination la plus vive que j’aie jamais rencontrés dans mon voyage à travers cette vie. Adieu. Écrivez-moi, quand, renonçant à vos rêves, vous aurez trouvé une Jemima.

« Alfonso. »

« P. S. Pour l’amour de Dieu, recommandez bien à votre ami le ministre, de ne pas laisser échapper un mot qui puisse faire connaître à cette femme le lieu de ma retraite. »

« Est-il réellement heureux ? » murmura Harley en fermant la lettre ; et pendant quelques instants il demeura pensif.

« Vivre dans un village, être le mari d’une femme qui met de côté un ouvrage pour causer de paysans, quel contraste avec la vie si remplie d’Audley ! Je ne puis ni envier, ni comprendre ces deux existences, et la mienne à moi… quelle est-elle ? »

Il se leva et fit quelques pas vers la fenêtre qui ouvrait sur un esca-