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causeries de cet esprit étendu et paradoxal. Mais peu à peu il s’habitua à la société de sa naïve et affectueuse compagne, et sa présence lui apporta le calme. Les heures de la journée qu’il ne consacrait pas au travail, il les passait comme auparavant, à s’instruire aux étalages des libraires. À la tombée de la nuit, Hélène et lui allaient faire un tour de promenade : souvent ils s’échappaient du long faubourg pour aller respirer l’air de la campagne ; plus souvent ils allaient et venaient sur le pont qui conduit à la célèbre abbaye de Westminster, terre classique de Londres. Ils regardaient les lumières se refléter dans les eaux du fleuve. Cet endroit convenait à la mélancolie rêveuse du jeune homme. Il demeurait longtemps debout et appuyé sur le parapet, plongé dans un morne silence.

La Ruche venait de faire paraître des articles de politique très-avancée, des articles semblables aux brochures qui s’étaient trouvées dans le sac du chaudronnier. Léonard n’y fit pas grande attention, et cependant ils produisirent dans le public de la Ruche plus de sensation que ses articles à lui, quoique ces derniers eussent fait concevoir de grandes espérances. Ils contribuèrent puissamment à augmenter la vente du journal dans les villes manufacturières, et commencèrent à éveiller la vigilance assoupie du gouvernement : on fit à l’improviste une descente dans les bureaux de la Ruche ; on y examina tous les papiers ; l’éditeur, menacé d’une poursuite criminelle, au bout de laquelle il voyait poindre deux années d’emprisonnement, ne put endurer cette triste perspective et disparut. Un soir que Léonard, ignorant ces fâcheux événements, arrivait à la porte du bureau, il la trouva fermée. Une foule séditieuse stationnait sur la voie publique, et une voix qui n’était pas inconnue au jeune écrivain haranguait les assistants et vomissait mille imprécations contre les tyrans. À son grand étonnement, il reconnut dans l’orateur M. Sprott, le chaudronnier.

La police se présenta en nombre pour disperser l’attroupement, et M. Sprott disparut prudemment. Léonard apprit alors ce qui était arrivé, et se trouva de nouveau sans emploi et sans ressources.

Il se retira lentement.

« Ô science ! ô science ! tu es vraiment impuissante, » murmura-t-il.

Comme il prononçait ces mots, une affiche imprimée en gros caractères et apposée sar un mur frappa ses regards. On demandait quelques jeunes gens vigoureux pour aller aux Indes.

Un racoleur l’aborda : « Vous feriez un bon soldat, mon garçon lui dit-il ; vous me paraissez solide. »

Léonard continua son chemin.

Il en était donc revenu à la force physique ! « Ô esprit, désespère ! Ô paysan, redeviens une machine ! « 

Il rentra sans bruit dans sa mansarde, où Hélène, assise à travailler près de la fenêtre, malgré le déclin du jour, s’efforçait d’y voir encore. Il la contempla avec l’expression d’une tendre et profonde compassion. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Elle était là, ré-