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jamais entendu prononcer le nom de Boèce et ne se soucient pas davantage de la philosophie. Votre serviteur. Allons, jeune homme, venez et causons. »

Burley passa son bras sous celui de Léonard et emmena celui-ci, qui se laissa faire.

« Voilà un homme intelligent, dit Harley L’Estrange ; mais je suis fâché de voir ce jeune lecteur, avec ses yeux brillants et sa lèvre frémissante de passion et d’enthousiasme, s’appuyer sur le bras d’un guide qui paraît désenchanté de tout ce qui peut faire rechercher la science, et ne rattache la philosophie qu’au besoin qu’on en a dans le monde. Quel est donc cet homme ?

— C’est un homme qui serait devenu illustre s’il avait daigné se rendre respectable. Ce jeune homme qui nous écoutait si attentivement tous les deux m’a intéressé aussi. Je voudrais savoir ce qu’il fait. Mais il faut que j’achète cet Horace. »

Le libraire qui, du fond de son antre, guettait les chalands comme une araignée fait les mouches au centre de sa toile, parut aussitôt. Lorsque M. Norreys eut acheté l’Horace et dit à quelle adresse il fallait l’envoyer, Harley demanda au bouquiniste s’il connaissait le jeune homme qui tout à l’heure avait lu Boèce.

« De vue seulement, répondit-il. Il vient ici tous les jours depuis la semaine dernière, et passe des heures entières à l’étalage. Une fois qu’il s’acharne sur un livre, il le lit d’un bout à l’autre.

— Et il ne l’achète jamais ? dit M. Norreys.

— Monsieur, dit le bouquiniste avec un sourire, ceux qui achètent lisent rarement. Le pauvre jeune homme me donne deux sous par jour pour lire tant qu’il veut. J’aurais voulu ne pas accepter, mais il est fier.

— J’ai connu des hommes qui avaient amassé un grand fonds d’instruction par ce moyen, dit M. Norreys. Oui, je voudrais avoir ce jeune homme entre les mains. Et maintenant, milord, je suis à votre disposition ; allons à l’atelier de votre artiste. »

Les deux gentlemen se dirigèrent vers une rue voisine de Fitzroy-Square.

Quelques instants après, Harley L’Estrange était dans son élément : à demi assis sur une table de jeu et fumant son cigare, il discutait sur l’art avec le goût d’un homme qui l’aime passionnément et le comprend parfaitement. Le jeune artiste, en robe de chambre, ajoutait lentement quelques teintes ; il s’arrêtait souvent pour mieux écouter. Henry Norreys, qui jouissait du court repos que lui laissait une vie de rudes labeurs, se souvenait avec bonheur des heures inoccupées qu’il avait passées sous un beau ciel ; ces trois hommes s’étaient liés en Italie, dans ce beau pays où les nœuds de l’amitié sont formés par les mains des Grâces.