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Mais lorsque Hélène l’eut entendu parler de cet homme avec une sorte d’admiration contrainte et avec un mélange de compassion et de tristesse, lorsqu’elle l’eut entendu raconter d’une façon grotesque, quoique très-ménagée, la scène étrange dont il avait été témoin, elle parut alarmée : sa physionomie prit un air grave.

« Oh ! mon frère, je vous en prie, n’y retournez plus : ne voyez pas davantage ce méchant homme !

— Méchant ! oh ! non ! Dénué d’espoir et de bonheur, il a eu recours aux excitants et à l’oubli ; mais vous ne pouvez pas comprendre ces choses-là, vous, ma jolie prêcheuse.

— Si, Léonard, je comprends. Quelle différence y a-t-il entre être bon et être méchant ? Le bon ne cède pas aux tentations, tandis que le méchant s’y laisse entraîner, voilà tout. »

Cette définition, donnée par Hélène, était si simple et si sage, que Léonard en fut plus frappé qu’il ne l’eût été du sermon le plus travaillé du curé Dale.

« Je me suis souvent dit à moi-même depuis que je vous ai perdue : Hélène était mon bon ange. Parlez-moi, ma sœur, car mon cœur est sombre quand je suis seul ; mais la lumière s’y fait lorsque vous parlez. »

Cet éloge troubla Hélène ; elle fut quelque temps avant d’obéir à la prière de Léonard. Mais peu à peu la parole lui revint, et la conversation continua entre les deux amis avec plus d’abandon. Léonard fit à Hélène, le triste récit de la vie de Chatterton et attendit avec inquiétude ses observations.

« Eh bien, lui dit-il, en la voyant silencieuse, comment puis-je espérer moi, lorsqu’un génie aussi puissant n’a pu que souffrir et désespérer ? que lui manquait-il, si ce n’est la fortune, la naissance, des amis et la justice publique ?

— Priait-il Dieu ? » demanda Hélène dont les larmes se séchèrent.

Léonard tressaillit ; en lisant la vie de Chatterton, il n’avait que peu remarqué le scepticisme, feint ou réel, du malheureux poète qui aspirait ici-bas à l’immortalité. La question d’Hélène vint lui ouvrir les yeux sur ce point.

« Pourquoi me demandez-vous cela, Hélène ?

— C’est que, lorsqu’on prie Dieu souvent, on devient patient, très-patient !… répondit l’enfant. Et peut-être que s’il eût été patient quelques mois de plus, il aurait surmonté les obstacles comme vous le ferez, mon frère ; car vous, vous priez Dieu et vous serez patient. »

Léonard secoua la tête d’un air rêveur, mais ses pensées n’étaient plus aussi sombres qu’auparavant. Une autre circonstance de cette terrible vie, ressortait maintenant à ses yeux, qu’il n’avait jusqu’ici regardée que comme un des plus sombres mystères de la destinée de Chatterton.

Au moment où le poète, plongé dans le désespoir, s’était enfermé dans son grenier pour se délivrer de la vie, son génie venait de trouver le chemin de la gloire. Au même moment des hommes bons, instruits et puissants se disposaient à le servir et à le sauver. Encore