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— Où ?

— Voir mon trône. Sur ce trône où Edmond Kean s’est assis le dernier… Je suis son successeur. Vous verrez si réellement ces fils sauvages du génie qu’on ne cite que pour appuyer une moralité ou pour orner un conte ont été des objets si dignes de compassion. Il sied bien vraiment au bourgeois de venir plaindre un Sauvage et un Morland… un Porson et un Burns !

— Ou un Chatterton, dit Léonard, avec tristesse.

— Chatterton était un imposteur en toutes choses : il a feint des excès qu’il n’a jamais connus. Lui ! un débauché et un tapageur ! — Lui !… Non ! non ! Nous en reparlerons. Venez. »

Et Léonard entra dans la salle.


CHAPITRE LVI.

La salle ! avec ses nuages de fumée et son gaz aveuglant, ses murs blanchis à la chaux et décorés des portraits des acteurs fameux dans leurs costumes de parade, dans leurs poses théâtrales ; des acteurs aussi vieillis que ce dernier âge d’or où le théâtre exerçait une influence réelle sur les mœurs et sur le siècle ! Là se voyait Betterton en robe et en perruque, semblable à Caton discutant l’immortalité de l’âme entre Platon et le poignard. Là, c’était Woodward en beau avec ses poses inimitables des libertins, héros de Wycherly, de Congrève et de Farquhar. C’était le jovial Quin en Falstaff, avec son bouclier rond et son gros ventre. Là, Colly Cibber, habillé de brocart, prenant sa prise, le pouce et l’index en l’air et commandant du regard aux applaudissements. Macklin en Shylock, le couteau à la main : Kemble, sous les habits de deuil du Danois ; et Kean, à la place d’honneur, au-dessus de la cheminée.

Ces portraits, sur ces sales murailles, ressemblaient aux portraits bigarrés de vos hommes célèbres suspendus dans votre galerie, ô mon cher public, des acteurs, des boxeurs, des poètes et des hommes d’État ! tous différents et inégaux entre eux, que vous êtes allés voir ou entendre un moment, et dont les noms ont attiré vos regards dans les journaux. Et la société ? elle était indescriptible ! Comédiens des petits théâtres sans emploi ; jeunes garçons pâles et hagards, sans doute fils d’honnêtes commerçants, faisant tout leur possible pour briser le cœur de leurs pères. Çà et là les traits bien caractérisés d’un juif. De temps à autre s’apercevait la figure curieusement niaise de quelque blanc-bec de la ville ou peut-être d’un étudiant de l’université. Là se trouvaient aussi des hommes d’un âge mûr, à cheveux gris, et parmi eux, en très-grande quantité, des figures bourgeonnées et des nez violets. Quand John Burley