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le nez rouge. Arbitrairement parlant, vous avez raison ; mais, avec votre permission, l’auteur préfère se trouver où il est. Marchons ! »

Ces deux hommes éprouvaient de l’intérêt l’un pour l’autre : ils continuèrent quelque temps leur chemin en silence.

« Pour en revenir à l’urne, dit M. Burley… vous pensez à la gloire et aux cimetières. C’est assez naturel, tant que les illusions ne sont pas évanouies ; mais je songe moi au moment présent, à l’existence actuelle, et je me ris de la gloire. La gloire, monsieur, ne vaut pas un verre d’eau froide ! Et quant à un verre d’eau chaude, avec du sucre dedans, et cinq shillings dans sa poche, qu’y a-t-il de comparable à cela dans l’abbaye de Westminster ? Parlez-moi, jeune homme ; je désirerais vous entendre parler. Permettez-moi d’écouter et de me taire. » Léonard enfonça son chapeau sur son front et ouvrit à son nouvel ami son esprit chagrin, curieux et inquiet.

John Burley continua la conversation ; sa parole était dangereuse et fascinatrice, c’était celle d’une grande intelligence déchue, semblable à un serpent qui rampe sur le sable, et qui, à mesure qu’il avance, montre des nuances brillantes, d’un aspect changeant et d’un reflet admirable.

Quoiqu’il se moquât de la gloire, il insistait avec un éloquent enthousiasme sur les jouissances de l’inspiration.

« Que m’importe, disait-il, ce que pensent et disent les hommes des paroles qui jaillissent de mon cerveau ? Si vous pensez au public, aux urnes, aux lauriers, pendant que vous écrivez, vous n’avez pas de génie ; vous n’êtes pas fait pour être auteur. J’écris, parce que cela me fait plaisir, parce que c’est dans ma nature. Une fois écrite, je ne songe pas plus à ce que ma pensée deviendra que l’alouette ne songe à l’effet que produit son chant sur le paysan qu’elle éveille. Le poète, comme l’alouette, chante du haut des régions célestes. Est-ce vrai ?

— Oui, c’est très-vrai.

— Qui pourra vous ravir cette joie ? Le libraire ne veut pas acheter… le public ne veut pas lire, soit ! Qu’ils sommeillent au pied de l’échelle des anges ; cela ne nous empêchera pas d’y monter. Notre vie… c’est quelque chose de si précieux pour nous ! De plaisirs, vulgaires pour eux, il nous est donné de faire des plaisirs dorés et royaux. Croyez-vous, par hasard, que lorsque Burns buvait à la taverne avec tous ces paysans autour de lui, il ne buvait, comme eux, que de la bière et du whiskey ? Non, il buvait du nectar ; il désaltérait par cette divine liqueur son esprit nourri d’ambroisie. Il riait du rire des dieux. La grossière et terrestre boisson suffisait pour dégager son esprit de sa vile enveloppe d’argile ; il se drapait alors dans son vêtement céleste. La bière ou le whiskey ne lui servait qu’à cela, et se changeait tout d’un coup en la boisson d’Hébé. Mais venez ; vous ne connaissez pas cette existence ; vous ne l’avez pas vue. Venez ; accordez-moi cette soirée. J’ai de l’argent sur moi ; je le répandrai aussi libéralement qu’Alexandre lui-même, quand il ne garda pour lui que l’espérance. Venez !