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se soustraire au commérage des deux femmes. Il se jeta dans le vieux fauteuil du docteur en se disant : « Pourquoi m’a-t-il dit de venir ? Quelles nouvelles peut-il avoir à m’apprendre ? Il m’a fourni les moyens de gagner mon pain en travaillant, voilà tout ce que j’ai le droit de lui demander, et la seule chose que je veuille accepter de lui comme de tout autre. »

Pendant ce soliloque, sa vue tomba sur une lettre ouverte qui se trouvait sur la table. Il tressaillit. Il en avait reconnu l’écriture ! c’était la même que celle de la lettre contenant les cinquante livres adressées à sa mère, la lettre de ses grands-parents. Il aperçut son propre nom ; il vit quelque chose de plus : des mots qui arrêtèrent les battements de son cœur, qui glacèrent son sang dans ses veines. Au moment où il regardait d’un air effaré, une main se posa sur la lettre, et une voix irritée s’écria : « Comment osez-vous entrer dans mon cabinet et lire mes lettres ? »

Léonard plaça avec fermeté sa main sur celle du docteur et lui dit d’un ton de voix exalté :

« Cette lettre me concerne… m’appartient… me brise le cœur… J’en ai vu assez pour savoir cela… Je demande à tout lire… à tout savoir. »

Le docteur promena ses regards autour de lui, et voyant la porte qui conduisait dans l’antichambre encore ouverte, il la poussa violemment du pied et dit à voix basse :

« Eh bien ! qu’avez-vous lu ? dites-moi la vérité.

— Deux lignes seulement… où je suis appelé… je suis appelé… »

Léonard tremblait de la tête aux pieds ; les veines de son front se gonflèrent. Il ne put achever sa phrase. Il lui semblait qu’il avait l’océan dans son cerveau et que les ondes bruissaient à ses oreilles. Le docteur vit que son exaltation était si vive qu’elle devenait dangereuse pour sa vie, et lui répondit avec douceur : « Asseyez-vous, asseyez-vous… calmez-vous… Vous saurez tout… vous lirez tout… Buvez ceci. » Et il versa dans un grand verre d’eau quelques gouttes d’une liqueur contenue dans une fiole microscopique.

Léonard obéit machinalement, car il ne se sentait pas la force de rester plus longtemps debout. Il ferma les yeux, et pendant une minute ou deux la vie sembla l’avoir abandonné. Enfin il reprit ses sens et vit les yeux du bon docteur fixés sur lui : il y avait dans son regard l’expression de la pitié la plus vive. Il tendit silencieusement la main vers la lettre.

« Attendez quelques moments, lui dit le médecin avec ménagement, et écoutez-moi. Il est très-malheureux que vous ayez lu une lettre qui ne vous était pas destinée et qui fait allusion à un mystère que vous ne deviez pas connaître. Mais avant que je vous en dise davantage, promettez-moi, sur l’honneur, de garder le secret envers mistress Fairfield et les Avenel… envers tout le monde…. Je me suis moi-même engagé à garder ce secret, que je ne puis vous confier qu’à la condition que vous me ferez la même promesse.