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— Vous vous sentez donc, reprit le docteur, un penchant bien décidé pour la poésie ?

— Oui, monsieur,

— Fort mauvais symptôme qu’il faut arrêter pour éviter une rechute. Tenez, j’ai guéri trois prophètes et dix poètes avec ce nouveau spécifique. »

Tout en parlant, il avait tiré de son portefeuille un globule.

« Agaricus muscarius, dissoute dans un verre d’eau distillée. Vous aurez soin d’en prendre une cuillerée à thé, à chaque fois que l’accès reviendra. Monsieur, ceci aurait guéri Milton lui-même. Quant à vous, mon enfant, dit-il en se tournant vers Hélène, j’ai trouvé une dame qui sera très-bonne pour vous. Elle a besoin de quelqu’un qui la soigne et lui fasse la lecture. Elle est vieille et n’a pas d’enfants. Elle veut avoir une compagne, et elle préfère une jeune fille comme vous à quelqu’un de plus âgé. Cela vous convient-il ? »

Léonard s’éloigna.

Hélène s’approchant du docteur lui dit tout bas à l’oreille :

« Non, je ne puis l’abandonner maintenant : il est trop triste !

— Sapristi ! grommela le docteur, il faut donc que vous ayez lu tous les deux Paul et Virginie. Si je pouvais seulement rester en Angleterre, j’essayerais l’effet de l’ignatia en pareil cas : ce serait une expérience très-intéressante. Écoutez-moi, jeune fille ; et vous, monsieur, quittez la chambre. »

Léonard se retourna et obéit. Hélène fit involontairement un pas pour le suivre ; le docteur la retint et l’attira sur ses genoux.

« Quel est votre nom de baptême ? je l’ai oublié.

— Hélène.

— Eh bien ! Hélène, écoutez-moi. Dans un an ou deux vous serez une femme, et ce serait faire tort à votre réputation que de vivre avec ce jeune homme. Jusque-là, vous n’avez pas le droit de paralyser ses efforts pour arriver à une position indépendante. Je pars, et une fois que je serai parti, vous n’aurez plus personne pour vous venir en aide, si vous repoussez la main que vous tend un ami. Faites ce que je vous dis ; car une petite fille, aussi sensible que vous, ne peut être ni entêtée ni égoïste.

— Que je le voie heureux et content, répondit Hélène d’une voix ferme, et j’irai où vous voudrez.

— Il le sera ; et demain, pendant son absence, je viendrai vous chercher. Il n’y a rien de pénible comme les séparations ; cela ébranle le système nerveux et porte le ravage dans toute l’économie animale. »

Hélène se mit à sangloter et s’écria :

« Mais il pourra au moins savoir où je serai ; nous pourrons encore nous voir quelquefois. Ah ! monsieur, c’est au tombeau de mon père que nous nous sommes rencontrés pour la première fuis, et je remercie le ciel de me l’avoir envoyé. Ne nous séparez pas pour toujours, je vous en conjure !

— Il faudrait pour cela que j’eusse un cœur de rocher, s’écria énergiquement le docteur ; miss Starke permettra qu’il vienne vous