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gaieté (et c’est un grand avantage dans le monde que la gaieté), du courage, de l’aplomb, et une éducation peut-être aussi brillante que la vôtre ; et maintenant, voyez comme sa vie a été gaspillée. Pourquoi ? Parce qu’il a toujours jugé à propos de penser par lui-même. Il n’a jamais pu se plier aux idées d’un parti, et il ne s’y pliera jamais. Le char de l’État, M. Leslie, demande que tous les chevaux tirent ensemble.

— Avec votre permission, monsieur, répondit Randal ; je crois que malgré les talents de lord L’Estrange, dont vous devez être un juge compétent, il y a d’autres raisons pour lesquelles il n’eût jamais rien fait dans la vie publique.

— Ah ! Et quelles sont ces raisons ? dit vivement Egerton.

— D’abord, répondit Randal avec finesse, la vie privée a trop fait pour lui. Que pourrait donner la vie politique à un homme qui n’a besoin de rien ? Placé par la naissance au sommet de l’échelle sociale, pourquoi irait-il volontairement se mettre au bas pour la remonter avec peine ? Lord L’Estrange me paraît en outre un homme dans l’organisation duquel le sentiment occupe une trop large part pour la vie pratique.

— Vous avez l’œil pénétrant, dit Audley avec une certaine admiration ; un œil bien pénétrant, pour votre âge. Pauvre Harley ! »

Puis Egerton reprit vivement :

« Mon jeune ami, quelque chose me préoccupe. Soyons francs l’un avec l’autre. J’ai mis sous vos yeux les avantages et les désavantages de l’offre que je vous ai faite. Prendre vos grades avec autant d’honneur que vous l’eussiez fait sans aucun doute, obtenir votre agrégation, entrer au barreau, précédé de la réputation que vous auraient acquise vos talents, c’était là une première carrière. Il y en avait une autre. Entrer sur-le-champ dans la vie publique, profiter de mon expérience, vous étayer de l’intérêt que je prenais à vos succès, courir les chances de vous élever ou de tomber avec un parti, c’en était une autre ; mais peut-être une considération a-t-elle pu déterminer votre choix dont vous ne m’avez rien dit, quand vous m’en avez donné les raisons.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous avez peut-être compté sur ma fortune, dans le cas où les chances des partis tourneraient contre vous ; s’il en est ainsi, avouez-le-moi ; cette pensée serait assez naturelle chez un jeune homme issu de la branche aînée d’une maison, dont ma femme était l’héritière.

— Vous me faites injure, monsieur Egerton, » dit Randal se détournant.

Le regard observateur de M. Egerton suivit le mouvement de Randal ; le visage était caché, mais l’œil de l’homme d’État examinait l’attitude qui souvent exprime la pensée, tout autant que fait la physionomie ; mais Randal mit en défaut la pénétration de M. Egerton. L’émotion du jeune homme pouvait être le résultat d’une honorable fierté, d’un sentiment généreux, elle pouvait aussi avoir toute autre cause. Egerton continua lentement :