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Harley (faisant un effort pour se remettre). Est-ce un service à lui rendre que de lui faire échanger une position indépendante contre la protection d’un patron ?

Audley. Je ne lui ai rien imposé. Je lui ai seulement offert le choix. À son âge, j’aurais choisi comme lui.

Harley. Je ne le crois pas, j’ai meilleure opinion de vous. Mais répondez-moi franchement à une première question et je vous en ferai une autre. Avez-vous l’intention de faire de ce jeune homme votre héritier ?

Audley (un peu embarrassé). Mon héritier, hum !… je suis jeune encore, je vivrai peut-être aussi longtemps que lui ; nous avons le temps de penser à cela.

Harley. Voici ma seconde question. Avez-vous dit bien explicitement à ce jeune homme qu’il pouvait compter sur votre protection, mais non sur votre fortune ?

Audley (avec fermeté). Je crois le lui avoir dit ; mais je le lui répéterai plus clairement encore.

Harley. Alors j’approuve votre conduite, mais non la sienne. Il a trop d’intelligence pour ne pas connaître la valeur de l’indépendance ; et soyez sûr qu’il a fait son calcul et vous jetterait par-dessus le marché dans toute balance qu’il pourrait faire pencher de son côté. Vous jugez les hommes avec votre expérience ; moi je les juge avec mon instinct. La nature nous avertit comme elle fait les animaux inférieurs ; seulement nous autres bipèdes, nous sommes trop infatués de nous-mêmes pour nous laisser guider par elle. Mon instinct de soldat et de gentleman m’éloigne de ce vieux jeune homme. Écoutez !… j’entends ses pas dans le vestibule… je le reconnaîtrais entre mille… C’est bien sa main qui est sur la serrure. »

Randal Leslie entra. Harley qui en dépit de son mépris pour les usages, et de son éloignement pour Randal, était trop bien élevé pour ne pas se montrer poli avec un homme plus jeune que lui et son inférieur, se leva et salua. Mais son regard perçant ne s’adoucit pas sous le feu plus sombre et plus pénétrant de celui de Randal. Harley ne reprit point sa place sur le sofa ; il se rapprocha de la cheminée et s’y appuya.

Randal. Je me suis acquitté de vos commissions, M. Egerton. Je suis allé d’abord à Maiden-Hill et j’ai vu M. Burley. Je lui ai remis le billet, mais il m’a dit que c’était trop et qu’il renverrait la moitié de la somme au banquier. Il écrira l’article comme vous le désirez. Puis, je….

Audley. Cela suffit, Randal ! il ne faut pas fatiguer lord L’Estrange de ces détails.

Harley. Ces détails ne me déplaisent pas. Ils me réconcilient avec ma vie, à moi. Continuez, je vous prie, M. Leslie. »

Randal avait trop de tact pour n’avoir pas compris le coup d’œil de M. Egerton. Il ne continua pas, mais dit d’une voix douce : « Pensez-vous, milord, que la contemplation du genre de vie mené par d’autres puisse réconcilier un homme avec le sien, s’il a auparavant senti le besoin d’un réeonciliateur ? »