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CHAPITRE XLVI.

« Venez, je vous en prie. Changez d’habit et revenez dîner avec moi, vous en avez le temps, Harley. Vous verrez là les gens les plus influents de notre parti ; et vraiment ce sera une étude intéressante pour vous, qui vous dites philosophe. »

Ainsi parlait Audley Egerton à lord L’Estrange, avec lequel il venait de faire une promenade à cheval au sortir du ministère. Les deux gentlemen étaient dans le cabinet d’Audley. M. Egerton, son habit boutonné, comme de coutume, était assis dans son fauteuil, droit et ferme, comme un homme qui méprise un repos inglorieux. Harley, étendu tout de son long sur le sofa suivant son habitude, ses longs cheveux flottant négligemment, sa cravate à peine nouée, ses vêtements entr’ouverts… simplex munditiis, gracieux comme toujours, à son aise partout et avec tout le monde, mais surtout avec Audley Egerton qui intimidait ou glaçait tant de gens.

— Mon cher Audley, pardonnez-moi, mais vos hommes éminents sont tous gens d’une seule et unique idée qui n’est nullement divertissante… la politique !… toujours la politique !… la tempête dans un verre d’eau.

— Mais qu’est donc votre vie, Harley ? Le verre d’eau sans la tempête ?

— Savez-vous bien, Audley, que ceci est fort bien dit ? Je ne vous croyais pas la repartie aussi vive. La vie… c’est une chose insipide et creuse, Audley, je forme le souhait le plus bizarre…

— Cela ne m’étonne pas, dit Audley, vous n’en formez jamais d’autres. Quel est-il ?

Harley (d’un ton très-sérieux). Croyez-vous au magnétisme ?

Audley. Non, certainement.

Harley. Ah ! s’il était au pouvoir d’un de ces magnétiseurs de me faire sortir de ma peau et entrer dans celle d’un autre ! c’est là mon rêve ! Je suis si las de moi-même !… si las !… J’ai retourné toutes mes idées en tous sens, je les sais par cœur. Lorsque quelque impertinente idée lève le nez et me dit : « Regardez-moi… je suis une nouvelle connaissance, » je lui fais signe et lui réponds : « Point du tout ; vous avez changé d’habit, voilà tout ! vous êtes toujours la même misérable sotte qui m’avez ennuyé pendant une vingtaine d’années ; allez-vous-en. » Mais si je pouvais entrer dans la peau d’un autre, si je pouvais être pendant une demi-heure votre grand suisse ou l’un de vos fameux hommes positifs, à la bonne heure ! Ce serait là voyager dans un nouveau monde ! Chaque cerveau doit avoir son monde à lui, n’est-ce pas ? Si je pouvais seulement fixer ma demeure