vers moi, et j’ai vu avec effroi qu’il n’avait qu’un œil : c’est le phénomène le plus mystérieux et le plus diabolique que cette perche ! C’est cette perche qui a ruiné mes espérances d’avenir. On m’avait offert une position à la Jamaïque ; mais je ne voulus pas partir lui laissant la victoire. J’aurais pu ensuite être placé aux Indes, mais, mettre l’Océan entre la perche et moi, était chose impossible ; voilà comment j’ai gaspillé mon existence dans cette funeste capitale de ma patrie. Et une fois par semaine, de février à décembre, je viens ici. Ciel ! si je pouvais enfin parvenir à attraper cette perche, le but de mon existence serait atteint ! »
Léonard regarda avec curiosité le pêcheur, quand celui-ci eut terminé son histoire par cette phrase mélancolique. L’élégance de son langage était en contradiction avec ses vêtements misérables et râpés ; il est vrai que c’était la misère d’un gentleman ; il portait un habit noir. Une certaine ironie se jouait sur ses lèvres ; ses mains, sans être très-propres, car elles ne pouvaient l’être avec le métier qu’il faisait, ses mains, dis-je, ne paraissaient pas avoir connu le travail manuel ; sa figure était pâle et bouffie, mais il avait le nez rouge ; l’eau ne semblait pas lui être aussi familière qu’à sa Dalila, la perche.
« Telle est la vie ! reprit philosophiquement le pêcheur en remettant sa ligne dans sa gaine ; si l’homme savait ce que c’est que de pêcher toute sa vie dans une rivière qui n’a qu’une perche, de prendre une perche neuf fois et de la laisser retomber neuf fois dans l’eau… si l’homme savait ce que c’est… et, en disant ces mots, le pêcheur regarda Léonard ; si l’homme savait ce que c’est, eh bien ! voyez-vous, jeune homme, il saurait ce qu’est la vie humaine pour l’ambitieux. Bonsoir ! »
Le pêcheur s’éloigna, foulant aux pieds marguerites et boutons d’or. Hélène le suivit attentivement du regard.
« Quel singulier personnage ! dit Léonard en riant.
— Il me semble que c’est un homme très-sage, » murmura Hélène ; et elle se rapprocha de Léonard, lui prit la main dans les deux siennes, comme si elle sentait déjà qu’il avait besoin de consolation, et que sa ligne fût brisée et sa perche perdue !
CHAPITRE XLV.
Le lendemain Londres leur apparut par degrés, environné d’une atmosphère lourde et sombre. Ils y entraient par l’une de ses plus belles et de ses plus gracieuses avenues, par les beaux jardins de Kensington, et, en longeant Hyde-Park, jusqu’à la porte de Cumberland.