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mon conseil et ne vous laissez pas fasciner par elle. J’ai été la victime de cette rivière, monsieur ; elle a été la Dalila de mon existence.

Léonard (dont la curiosité est éveillée par cette dernière phrase, qui lui semble poétique). La Dalila, monsieur ? la Dalila ?

Le pêcheur. Oui, la Dalila ! Jeune homme, écoutez-moi, et profitez de l’exemple d’autrui. J’avais à peu près votre âge quand je vins pour la première fois pêcher dans cette rivière. Eh bien ! monsieur, ce jour fatal, vers trois heures de l’après-midi, j’amenai un poisson si gros, qu’il devait peser au moins une livre et demie. Oui, monsieur, il avait cela de longueur (et le pêcheur mit son doigt près de son coude). Au moment où je l’amenais juste à l’endroit où vous êtes assis, voilà ma ligne qui se casse ; la perche se faufile dans les racines de cet arbre et s’échappe emportant l’hameçon. Eh bien ! ce poisson m’a jeté un charme ; jamais je n’ai revu son pareil. J’ai pris, dans la Tamise et ailleurs, des vérons, des goujons aussi, et de temps en temps une vandoise. Mais un poisson comme cette perche, avec des nageoires ressemblant à la voilure d’un navire… une perche monstrueuse, une vraie baleine ! Jamais, jusque-là, je n’avais su quels léviathans l’eau recèle dans ses abîmes. Je ne pus prendre de repos que je ne fusse revenu à cet endroit ; eh bien ! monsieur, je la pris de nouveau cette perche. Et cette fois, je la sortis bel et bien de l’eau. Elle s’échappa encore ; et comment ? abandonnant son œil à l’hameçon. Bien des années se sont écoulées depuis, mais jamais je n’oublierai l’angoisse de ce moment-là.

Léonard. L’angoisse de la perche, monsieur ?

Le pêcheur. De la perche ? Allons donc ! C’est elle qui s’est réjouie de mon angoisse à moi. Je contemplais son œil, cet œil plein de ruse et de scélératesse qui semblait me rire au nez. Eh bien ! monsieur, j’avais entendu dire qu’il n’y a pas de meilleure amorce pour la perche qu’un œil de perche. J’adaptai cet œil à l’hameçon, et je laissai retomber tout doucement la ligne. L’eau était extraordinairement limpide ; au bout de deux minutes, je vis la perche revenir. Elle approcha de l’hameçon, reconnut son œil, remua la queue, fit un plongeon, et, aussi vrai que je suis vivant, elle emporta son œil sain et sauf. Je la vis digérer son œil à côté de ce nénufar. La sorcière ! Depuis ce jour-là, dans le cours d’une vie accidentée et pleine d’événements, j’ai pris sept fois cette perche, et sept fois elle m’a échappé.

Léonard (étonné). Ce ne peut être la même perche ; les perches sont des poissons très-délicats ; un hameçon dans leur chair, un œil enlevé de son orbite ! il n’y a pas de perche dont la constitution résistât à un pareil traitement.

Le pêcheur (avec une sorte d’effroi). Cela paraît en effet surnaturel, mais c’est bien la même perche ; car il n’y a que celle-là dans toute la rivière, et cet habitant solitaire de l’élément liquide, je le reconnais mieux que je ne reconnaîtrais feu mon père. Car toutes les fois que je l’ai enlevée de l’eau, son profil s’est toujours tourné