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singulières, qui effrayaient son père. Southey a dit : « Un homme ne devrait pas plus rougir d’avoir été républicain, qu’il ne rougit d’avoir été jeune. La jeunesse et l’extravagance dans les opinions marchent de pair. » Je ne sais si Harley L’Estrange avait été républicain à l’âge de dix-huit ans ; mais il n’y avait pas un seul jeune homme à Londres qui parût se soucier moins que lui d’avoir reçu en héritage, avec un nom illustre, quarante ou cinquante mille livres de rente. Il était alors de mode de se montrer exclusif et de refuser le salut aux gens qui portaient des habits râpés et se nommaient Smith ou Johnson. Lord L’Estrange, lui, ne dédaignait personne : il suffisait qu’un homme honorable eût été raillé au sujet de son habit ou de sa naissance pour devenir l’objet des civilités marquées de l’excentrique successeur des Belfort et des Wildair.

Le père d’Harley désirait que son fils, parvenu à sa majorité, représentât le bourg de Lansmere (lequel bourg était le perpétuel tourment de la vie du comte). Mais ce désir ne se réalisa jamais. Deux ou trois ans avant d’avoir atteint sa majorité, le jeune homme parut tout à coup saisi d’un nouveau caprice. Il se retira entièrement du monde, laissa sans réponse les cartes de visite et d’invitation, et ces cartes, avec leur trois cornes sacramentelles, étaient les plus pressantes qui eussent jamais couvert la table d’un jeune officier des gardes : on ne le voyait plus que rarement dans les endroits qu’il fréquentait précédemment : quand on le rencontrait, il était seul ou avec Egerton, et sa gaieté semblait l’avoir complètement abandonné. Une mélancolie profonde était empreinte sur sa physionomie et s’exhalait en paroles languissantes. À cette époque, une place vacante étant survenue dans la représentation de Lansmere, Harley pria instamment son père de reporter ses vues sur Audley Egerton : cette prière était appuyée de toute l’influence de lady Lansmere qui partageait l’estime que son fils avait pour son ami. Le comte accéda à la demande : Egerton, accompagné de Harley, se rendit au château de Lansmere, pour être présenté aux électeurs. Cette visite fait époque dans l’histoire de plusieurs personnages qui figurent dans mon récit : pour le moment, je me contenterai de dire que, par suite de certaines circonstances, L’Estrange et Audley, le jour même de l’examen des candidats, s’absentèrent du théâtre de l’action, et qu’Egerton adressa à lord Lansmere une lettre dans laquelle il lui exprimait son intention de se retirer de la lutte.

Heureusement pour la carrière parlementaire d’Audley Egerton, l’élection était devenue aux yeux de lord Lansmere non plus seulement une affaire d’intérêt public, mais une affaire d’amour-propre. Il résolut de livrer bataille même en l’absence du candidat et à ses propres frais. Jusque-là, la lutte pour obtenir le titre de représentant du noble bourg de Lansmere avait été dirigée avec une dignité de gentleman, comme le disait lord Lansmere, c’est-à-dire que les seuls adversaires des Lansmere se trouvaient dans l’une des deux familles rivales du même endroit. Comme le comte était hospitalier, courtois, très-respecté et très-aimé des gens du voisinage, le candidat hostile