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il m’est arrivé quatre fermiers qui viennent de loin et qui m’ont pris tout mon premier. Vous serez ici plus éloigné du bruit.

— Comment donc ! mais rien ne saurait me convenir davantage. Un moment, pardonnez-moi, madame… » Et Léonard, en regardant les vêtements de l’hôtesse, remarqua qu’elle n’était pas en deuil. « La jeune fille que j’ai vue là-bas, dans le cimetière, pleurer amèrement, n’est-elle pas de vos parentes ?

— Ah ! monsieur, dit la dame en portant un coin de son tablier à ses yeux, c’est une bien triste histoire. Je ne sais comment faire. Figurez-vous que son père est tombé malade en se rendant à Londres ; il s’est arrêté ici, voilà quatre jours qu’on l’a mis en terre, et la pauvre enfant paraît être sans parents. Où va-t-elle aller maintenant ? Laryer Jones dit qu’il nous faut la faire passer sur la paroisse de Marylebone, où son père a eu son dernier domicile ; mais après, que deviendra-t-elle ? Mon cœur saigne rien que d’y penser. »

En ce moment, on entendit un tel brouhaha s’élever d’en bas, qu’il devait évidemment y avoir quelque dispute. L’hôtesse s’empressa de descendre pour intervenir.

Léonard s’assit, tout pensif, près de la petite fenêtre. Il y avait donc au monde quelqu’un d’encore plus isolé que lui. La pauvre orpheline, elle, n’avait pas un cœur d’homme pour lutter contre le destin, pas de manuscrits qui dussent lui servir de : « Sésame, ouvre-toi. » Bientôt l’hôtesse reparut, apportant un plateau sur lequel se trouvaient du thé et des tartines. Léonard reprit ses questions :

« Vous dites donc qu’elle n’a pas de parents ? Sûrement, elle doit avoir quelques amis à Londres. Son père n’a-t-il pas laissé d’adresse ? Avait-il en mourant toutes ses facultés ?

— Oui, monsieur ; il a conservé toute sa raison jusqu’au dernier moment. Je lui ai demandé s’il n’avait pas quelque recommandation à faire. « Oui, » m’a-t-il répondu. Et votre petite fille ? lui ai-je dit. « Oui, madame, » a-t-il encore répondu. Puis, posant sa tête sur l’oreiller, il s’est mis à pleurer tout doucement. Je n’ai plus rien ajouté, car j’étais hors de moi de le voir pleurer avec tant de résignation. Mais mon mari, qui a plus de fermeté, lui a dit :

« Allons, du courage, monsieur Digby. Est-ce que vous ne feriez pas bien d’écrire à vos amis ?

— Des amis ! dit le gentleman ; et si vous saviez avec quel accent il a dit cela ! des amis ! je n’en ai qu’un, et je vais le retrouver. Je ne puis pas l’emmener, la pauvre petite ! » Tout à coup il parut se recueillir ; il demanda ses vêtements et fouilla dans ses poches comme pour y chercher quelque adresse qu’il ne put trouver. Il semblait avoir perdu la mémoire, et ses mains étaient sans force. Puis il s’écria soudain : « Attendez, attendez ! Je n’ai jamais eu l’adresse. Écrivez à lord Les… » quelque chose comme lord Lester…, mais nous n’avons pu deviner le nom. Le fait est qu’il n’a pas achevé de le prononcer : un flot de sang s’est porté à ses lèvres et lui a coupé la parole. Il revint à lui cependant et parut reprendre connaissance.