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CHAPITRE XXXV.

Le grand jour arriva enfin, et M. Richard Avenel, de la fenêtre de sa chambre à coucher regardait la scène qui s’étendait sous ses yeux, comme jadis Annibal et Napoléon contemplèrent l’Italie du haut des Alpes. C’était une scène bien capable de satisfaire les pensées d’un conquérant et de récompenser les travaux d’un ambitieux. Sur une petite éminence étaient placés les chanteurs tyroliens, dont les grands chapeaux, les boutons dorés et les éclatantes ceintures resplendissaient au soleil. De sa fenêtre Richard apercevait aussi les musiciens hongrois qui, invisibles aux promeneurs, étaient placés au milieu d’un petit bosquet de lauriers et d’arbrisseaux d’Amérique. Au loin sur la droite, s’étendait ce que l’on nommait auparavant (horresco referens) la mare aux canards, où

Dulce sonant tenui gutture carmen aves.

Mais le talent ingénieux de l’administrateur de la fête avait converti la mare en lac suisse, en dépit des plaintes et des gémissements de l’assuetum innocuumque genus, les habitants familiers et inoffensifs avaient été bannis de leur demeure aquatique. De gros pieux garnis de branches de sapin, enfoncés les uns près des autres sur le bord du lac, donnaient aux eaux ces sombres reflets que l’on admire en Suisse. Là, près de trois vaches couvertes de rubans se trouvaient les Suissesses qui devaient faire retentir les échos de leur Ranz des vaches. À gauche, au beau milieu de la pelouse qu’elle couvrait presque en entier, s’étendait la grande tente gothique divisée en deux parties : un côté était destiné à la danse, l’autre au déjeuner.

Le temps était magnifique ; pas un nuage au ciel. Déjà les musiciens accordaient leurs instruments ; des domestiques, loués pour la circonstance et soigneusement habillés, pantalons noirs et gilets blancs, passaient et repassaient entre la maison et la tente. Richard regardait, regardait toujours, et tout en regardant passait machinalement son rasoir sur le cuir ; il se tourna enfin, comme à regret, du côté du miroir et commença à se raser. Toute cette bienheureuse matinée, il avait été trop affairé pour avoir pensé à cette opération. Il procéda ensuite à sa toilette. Quel poète épique, en une si solennelle onction, négligerait de décrire la robe et la tunique de son héros ? Son surtout (nous dirions aujourd’hui son habit) était d’un bleu vif, de ce bleu que les frères du roi Georges IV avaient mis à la mode ; la coupe en était droite et il était gracieusement entr’ouvert ; à la seconde boutonnière était attachée une rose mousseuse. Le gilet était