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appuyé sur le grand bureau. Le pauvre soldat paraissait plus maladif, plus malheureux encore et plus proche de la mort que le jour où lord L’Estrange lui avait glissé son portefeuille dans la main.

Cependant le domestique avait montré qu’il connaissait son monde en l’appelant un gentleman ; il était impossible de lui donner un autre nom.

« Monsieur, dit le colonel Pompley en se remettant et d’un air grave et solennel, je ne m’attendais pas à ce plaisir. »

Le pauvre visiteur promena autour de lui des regards étonnés, et tomba sur une chaise, tout essoufflé. Le colonel le regarda comme on ne regarde qu’un parent pauvre, boutonna d’abord une poche de son pantalon, puis boutonna l’autre ensuite.

« Je vous croyais au Canada ? « dit enfin le colonel.

M. Digby avait repris haleine. Il répondit doucement :

« Le climat aurait tué ma fille ; il y a deux ans que j’en suis revenu.

— Il faut que vous ayez trouvé une bien bonne place en Angleterre pour vous être décidé à quitter le Canada.

— Elle n’aurait pas pu y vivre un an de plus ; le docteur le disait.

— Bah ! » fit le colonel.

M. Digby poussa un long soupir.

« Je n’ai pas voulu venir vous trouver, colonel Pompley, tant que vous auriez pu croire que je venais mendier pour moi. »

Le front du colonel se détendit.

« C’est là un sentiment très-honorable, monsieur Digby.

— Non ; j’ai beaucoup souffert, beaucoup combattu ; mais, voyez-vous, colonel, ajouta le pauvre parent en souriant faiblement, la campagne touche à sa fin et la paix va se conclure. »

Le colonel parut touché.

« Ne parlez pas ainsi, monsieur Digby, je n’aime pas cela. Vous êtes plus jeune que moi. Il n’y a rien de plus désagréable que de voir envisager les choses d’une manière aussi triste. Vous avez assez pour vivre, dites-vous ; du moins, c’est ce que j’ai compris. Je suis très-heureux d’apprendre cela. D’ailleurs, je ne pourrais vous être utile ; il y a tant de gens qui me demandent. Ainsi, tout est pour le mieux, Digby.

— Oh ! colonel, s’écria le soldat, joignant convulsivement les mains avec une exaltation fébrile, si je vous implore, ce n’est pas pour moi, c’est pour mon enfant. Je n’ai qu’une enfant, une fille. Elle a été si bonne pour moi ; elle ne vous coûtera guère. Prenez-la quand je mourrai. Promettez-lui un abri, une demeure, je n’en demande pas davantage. Vous êtes mon plus proche parent. Je ne puis porter les yeux autre part ; vous n’avez pas d’enfant, vous : elle fera votre bonheur, comme elle a fait le mien. »

La figure du colonel Pompley était toujours rouge, mais aucune épithète ne pourrait exprimer suffisamment à quel degré de rougeur elle était arrivée lorsqu’il entendit ces mots :