Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Si j’étais à votre place, Harley, je m’y prendrais comme l’auteur de Sandford et Merton, je choisirais une jeune fille, enfant, et je l’élèverais moi-même selon mon cœur.

— J’ai eu longtemps cette idée… très-vaguement, je l’avoue. Mais je crains bien de devenir vieux avant d’avoir seulement trouvé l’enfant.

« Ah ! continua-t-il avec tristesse, ah ! si je pouvais découvrir ce que je cherche, c’est-à-dire une créature qui au cœur de l’enfant joindrait l’intelligence de la femme, qui trouverait dans la nature cette variété, ce charme, ces joies qui n’ont rien de fiévreux et sont au contraire toujours pures et que les autres cherchent en vain dans les sentiments bâtards d’une vie où tout n’est que fausseté, qu’artifice, qui comprendrait, comme par intuition, la riche poésie qui s’exhale de la création : si une compagne d’élite m’était ainsi donnée, oh ! alors… » Il s’arrêta, poussa un profond soupir, et se couvrant le visage de sa main, il reprit d’une voix tremblante :

« Mais une fois, une seule fois cette vision d’idéale beauté m’est apparue sous les traits d’une femme… m’est apparue au milieu des émanations embaumées de la prairie. En s’évanouissant elle a brisé ma vie. Vous seul… vous seul vous savez… comment… comment… »

Harley baissa la tête et des larmes s’échappèrent à travers ses doigts serrés.

« Tout cela est si loin, dit Audley, qui partageait l’émotion de son ami. Quoi ! après tant d’années de tristesse ce souvenir d’enfance est encore si tenace !

— Allons, n’en parlons plus, dit Harley en se levant avec un rire étrange. Votre voiture vous attend ; reconduisez-moi avant de vous rendre à la chambre. »

Et appuyant la main sur l’épaule de son ami il ajouta : « Est-ce bien à vous, Audley Egerton, de traiter légèrement les souvenirs d’enfance ? N’est-ce point là ce qui nous unit ? n’est-ce point là ce qui fait battre mon cœur quand je vous vois ? n’est-ce point là ce qui vous fait quitter vos livres bleus et vos bills sur la bière pour perdre votre temps avec un oisif comme moi ? Donnez-moi la main. Oh ! cher ami, vous rappelez-vous comme nous maniions la rame et comme nous jouions du bâton dans le bon vieux temps ? Vous rappelez-vous nos causeries à voix basse sur le banc verdi par la mousse, où nous bâtissions des châteaux plus magnifiques que celui de Windsor ? Ah ! croyez-moi, ce sont des liens bien forts que ces souvenirs ! Je me souviens, comme si c’était hier, de ma traduction de ce charmant passage de Perse qui commence… attendez… j’y suis :

Quum primum pavido custos mihi purpura cernet,


ce passage sur l’amitié qui jaillit si vivant du cœur austère du satiriste. Ah ! pendant qu’on me complimentait sur mes vers, mes