Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nure que prenait tout à coup la conversation ; non, il n’est pas encore temps ! et ma principale objection est que les femmes d’aujourd’hui sont trop vieilles pour moi ou que je suis trop jeune pour elles. Quelques-unes, il est vrai, sont si enfants qu’on rougirait de leur servir de jouet ; mais la plupart sont si avancées qu’on a peur d’être leurs dupes. Les premières, si elles ont daigné vous aimer, vous aiment comme leur poupée et pour les qualités des poupées, pour vos jolis yeux bleus et pour votre toilette recherchée. Les dernières, si elles ont la prudence de vous agréer, se marient d’après des principes algébriques : vous n’êtes que l’X ou l’Y qui représente un total de biens apportés en mariage, c’est-à-dire de la noblesse, un titre, des rentes, des diamants, une loge à l’Opéra. Elles vous additionnent avec le secours de la maman, et un beau matin, en vous réveillant, vous trouvez que plus une femme moins l’affection égale,… le diable !

— Quelle absurdité ! dit Audley avec son rire calme et grave. J’accorde que c’est souvent le malheur d’un homme de votre position d’être épousé plutôt pour ce qu’il a que pour ce qu’il est ; mais vous êtes assez pénétrant pour ne pas vous laisser tromper sur le caractère d’une femme que vous courtiseriez.

— D’une femme que je courtiserais, non ! mais d’une femme que j’épouserais, c’est très-différent. La femme est un être changeant, comme Virgile nous l’a appris au collège ; mais son changement par excellence consiste dans la transformation de la fée que vous courtisez en la sorcière dont vous êtes devenu le mari. Ce n’est pas qu’elle ait été hypocrite ; non, il y a eu métamorphose. Vous vous mariez avec une jeune fille à cause de ses talents. Elle peint divinement, elle fait de la musique comme sainte Cécile. Passez-lui un anneau au doigt, et elle ne dessinera plus, si ce n’est peut-être pour faire votre caricature sur le dos d’une lettre et après la lune de miel, elle n’ouvrira plus son piano. Vous l’épousez à cause de la douceur de son caractère, et un an après ses nerfs sont devenus si sensibles que vous ne pouvez la contredire sans être exposé à la voir s’évanouir. Vous l’épousez parce qu’elle déclare détester les bals et aimer le repos, et il y a dix à parier contre un qu’elle deviendra patronnesse d’Almack ou dame d’honneur.

— Cependant la plupart des hommes se marient et survivent à l’opération.

— S’il ne s’agissait que de vivre, ce serait là une réflexion consolante et encourageante. Mais quand il s’agit de vivre avec tranquillité, dignité, indépendance, de vivre d’une manière conforme à ses pensées, à ses habitudes, à ses aspirations, et cela dans la société perpétuelle d’une personne à qui vous avez donné le pouvoir de troubler votre tranquillité, d’attenter à votre dignité, de paralyser votre indépendance, de contrarier chacune de vos pensées, chacune de vos habitudes, et de vous enchaîner aux plus misérables détails de la vie terrestre, quand vous l’invitez à s’élever jusqu’aux sphères éthérées, c’est là l’être ou ne pas être qui est en question.