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inclination singulière à laisser mourir de faim Jackeymo et lui-même ; sous tout autre rapport, il avait la réputation d’un homme assez inoffensif.

Le signor Riccabocca était devenu, comme nous l’avons vu, un habitué du presbytère. Il n’en était pas de même au château ; car, quoique le squire fût très-liant avec tous ses voisins, il était, comme la plupart des gentilshommes de campagne, fort susceptible : Riccabocca avait refusé avec force politesse, mais néanmoins avec obstination, les invitations à dîner de M. Hazeldean. Quand le squire s’aperçut que l’Italien refusait rarement de dîner au presbytère, il se sentit blessé au vif, lui, Hazeldean, si fier de l’hospitalité qu’il offrait aux étrangers, et il cessa les invitations si grossièrement refusées. Néanmoins, comme il était impossible au squire, malgré sa susceptibilité, d’en vouloir longtemps à quelqu’un, il donnait de temps à autre signe de vie en envoyant à Riccahocca du gibier et il serait venu le voir plus souvent qu’il ne faisait, si Riccabocca ne l’avait reçu avec une politesse si affectée, que le brusque et franc gentilhomme campagnard s’en allait penaud et décontenancé, et avait l’habitude de dire que se présenter chez Rickeybockey était aussi difficile que de se présenter à la cour.

Mais revenons au docteur, que nous avons laissé sur la route. Pendant ce temps il avait gravi un étroit sentier, qui tournait autour de la cascade, puis avait passé devant un treillage garni de vigne dont Jackeymo était positivement parvenu à faire ce qu’il appelait du vin, c’est-à-dire une espèce de liqueur dont le goût aigre eût fait tressaillir d’effroi le membre le plus calme de la société hygiénique, si le choléra avait été connu alors. Aussi, malgré sa robuste constitution, le squire Hazeldean, qui buvait impunément tous les jours sa bouteille de Porto, s’y trouva pris : ayant un jour rapidement avalé quelques gouttes de cet affreux liquide, il fût resté sur la place, si l’apothicaire ne lui eût donné une ordonnance longue comme le bras. Dépassant les treilles, le docteur Riccabocca entra sur la terrasse dont les dalles étaient propres et luisantes. Ici c’étaient ses fleurs favorites gracieusement rangées sur des étagères ; là quatre orangers étaient en pleine floraison, plus loin une espèce de kiosque ou de belvédère, qu’il avait construit avec Jackeymo, lui servait de cabinet de travail depuis le mois de mai jusqu’au mois d’octobre, et du haut du belvédère la vue s’étendait sur un vaste espace de verdure : on eût dit que la nature hospitalière présentait son frais gazon comme un banquet à l’exilé.

Un homme, qui avait jeté son vêtement sur la rampe de la terrasse, était occupé en ce moment à arroser les fleurs : ses mouvements étaient si mécaniques, sa figure basanée si impassible, si grave, qu’on l’eût pris pour un automate d’acajou.

« Giacomo, » fit Riccabocca, avec douceur.

L’automate s’arrêta et tourna la tête.

« Laisse ton arrosoir et viens ici, « continua Riccabocca en italien, puis il se dirigea vers la rampe, sur laquelle il s’appuya. Monsieur