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de sa toge ; Walter Raleigh, qui ne pouvait marcher plus de vingt mètres à pied, à cause des pierreries de sa chaussure ; Alcibiade, qui flânait sur l’Agora avec des colombes dans son sein et une pomme à la main ; Murat, dans ses galons d’or et dans ses fourrures ; Démétrius, le preneur de villes, qui se fardait comme une marquise française, tous ces grands hommes n’en furent pas moins de vaillants soldats. Un héros négligé comme Cromwell est un paradoxe dans la nature et une merveille dans l’histoire. Mais revenons à mon cornette. Nous étions riches, lui était pauvre. Lorsque le pot de terre descend le courant avec le pot de fer, il est sûr de se briser. On disait Digby avare ; je comprenais qu’il était au contraire prodigue. Mais tout le monde aime mieux être taxé d’avarice que de pauvreté. Bref, je quittai l’armée, et depuis je ne l’ai plus revu que ce soir. Entre tous les gens déguenillés, je n’en ai jamais vu de plus déguenillé, de plus misérable. Eh bien ! voyez, il a pourtant combattu pour l’Angleterre. Ce n’était pas un jeu d’enfant que la bataille de Waterloo, permettez-moi de vous le dire, monsieur Egerton ; et sans ces hommes-là, vous seriez tout au plus sous-préfet, et votre Parlement une assemblée provinciale. Il faut que vous fassiez quelque chose pour Digby. Qu’en dites-vous ?

— Mais, mon cher Harley, cet homme n’était sans doute pas de vos amis ?

— S’il l’eût été, il n’aurait besoin de rien demander au gouvernement… il ne rougirait pas d’accepter de l’argent de moi.

— Tout cela est très-beau, Harley, mais il y a tant de pauvres officiers, et si peu à leur donner ! Vous me demandez là la chose la plus difficile du monde. Vraiment, je ne vois rien à faire ! il a sa demi-solde.

— Je ne crois pas ; ou s’il l’a, nul doute qu’elle ne serve à payer ses dettes. Mais peu importe ; cet homme et son enfant meurent de faim, voilà le fait.

— Mais s’il y a de sa faute, s’il a été imprudent ?

— Ah ! bien, bien. Où diable est passé Néron ?

— Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger. S’il s’agissait de toute autre chose….

— Il s’agit encore d’autre chose. Mon domestique… je ne puis l’abandonner… c’est un excellent garçon bien qu’il boive de temps en temps. Voudriez-vous lui trouver une place dans un bureau de timbre ?

— Avec plaisir.

— Eh bien ! non, maintenant que j’y réfléchis : cet homme connaît mes habitudes, il faut que je le garde. Mais mon ancien marchand de vin, homme très-poli, qui ne s’est jamais fait tirer l’oreille pour payer, est en faillite : je lui ai des obligations, de plus il a une fort jolie fille. Croyez-vous pouvoir le caser dans un petit trou aux colonies, ou bien en faire un messager du roi, ou quelque chose de ce genre ?

— Si vous le désirez vivement, nul doute que je n’y réussisse.

— Mon cher Audley, je ne fais que tâter le terrain, le fait est que j’ai besoin de quelque chose pour moi-même.