Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

céda à cette prière, poussant un faible soupir ; puis, remarquant l’étranger, il ôta son chapeau et lui dit du ton d’un homme bien élevé : « Pardonnez, monsieur, si je vous dérange. »

L’étranger, occupé de son chien, releva la tête, et voyant la jeune fille debout, il quitta sa place comme pour l’inviter à s’asseoir sur le banc. Mais la jeune fille ne faisait pas attention à lui. Penchée vers son père, elle lui essuyait affectueusement le front avec un petit fichu qu’elle avait retiré de son cou. Néron, charmé d’avoir échappé au cigare, se livra à mille cabrioles désordonnées pour témoigner de son contentement ; puis, revenant près du banc, il fit entendre un sourd grognement de surprise, et vint flairer les étrangers qui avaient envahi la solitude de son maître. « Allons, ici, monsieur, dit le maître. N’ayez pas peur, » ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille.

Mais celle-ci, sans le regarder, s’écria d’une voix douloureuse ; « Ah ! mon Dieu, il s’est évanoui, mon père !… mon père !… »

L’étranger éloigna son chien d’un coup de pied et déboutonna le frac du pauvre homme. Pendant qu’il lui prodiguait de charitables soins, la lune se montra et sa clarté tomba sur le visage pâle et ridé du malheureux évanoui.

« Cette figure ne m’est pas inconnue, se dit l’étranger, quoiqu’elle soit terriblement changée. » Et se penchant vers la jeune fille qui était tombée à genoux et frottait les mains de son père, il lui dit :

« Mon enfant, comment s’appelle votre père ?

— Digby, » répondit l’enfant.

À peine avait-elle fait cette réponse que son père commença à revenir à lui. Quelques minutes après il avait assez de connaissance pour balbutier des paroles de remercîments à l’adresse de l’étranger. Mais celui-ci lui prenant la main dit, d’une voix émue et compatissante : « Serait-il possible que j’eusse devant moi un ancien frère d’armes ? Algernon Digby ; je vous reconnais, mais l’Angleterre paraît vous avoir oublié ! »

Une rougeur maladive se répandit sur le visage du soldat et, sans regarder celui qui lui avait adressé la parole, il répondit : « Je m’appelle Digby, c’est vrai, monsieur ; mais je ne pense pas que nous nous soyons jamais rencontrés. Viens, Hélène, je me sens mieux maintenant, nous allons rentrer.

— Jouez un peu avec ce gros chien, mon enfant, dit l’étranger ; je désire dire un mot à votre père. »

La jeune fille baissa la tête en signe d’assentiment et s’éloigna, mais elle ne joua pas avec le chien.

« Il faut que je me présente de nouveau en règle, à ce que je vois, dit l’étranger. Vous étiez dans le même régiment que moi, et je m’appelle L’Estrange.

— Milord, dit le soldat en se levant, pardonnez-moi si….

— Je ne me rappelle pas que vous eussiez coutume de m’appeler milord, quand nous mangions à la même table. Voyons, que vous est-il arrivé ? Vous êtes à demi-solde ? » M. Digby hocha tristement la tête.