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« Il y a de l’oxygène maintenant dans l’atmosphère, dit-il enfin presque tout haut, et je puis me promener sans respirer les émanations azotiques de la multitude. Ô les chimistes ! quels imbéciles ! ils nous disent qu’une grande multitude vide l’atmosphère, mais pourquoi ? ils ne l’ont jamais deviné. Ce ne sont pas les poumons qui empoisonnent l’air, ce sont les exhalaisons des mauvais cœurs. Quand un individu à perruque vient à respirer ou à exhaler son haleine près de moi il me semble que j’absorbe une bouffée de soucis et d’inquiétudes. Allons, Néron, mon ami, faisons encore un petit tour. » Il toucha de sa canne un gros chien de Terre-Neuve qui était couché à ses pieds, puis l’homme et le chien se promenèrent doucement à la tombée de la nuit sur le gazon sec et grillé. À la fin notre solitaire s’arrêta et se jeta sur un banc au pied d’un arbre. « Huit heures et demie, dit-il en regardant à sa montre, on pourrait, je crois, fumer un cigare sans scandaliser personne. »

Il tira son porte-cigare, prit un cigare et l’alluma, puis se recoucha sur le banc. Il semblait absorbé dans son attention à regarder la fumée dont les nuages se coloraient un peu avant de se dissiper dans les airs.

« Mon cher Néron, dit-il en s’adressant à son chien, c’est bien le plus impudent mensonge qu’on ait jamais inventé que la liberté si préconisée de l’homme. Ainsi, me voilà, moi, né Anglais libre, citoyen du monde, n’ayant pas plus souci, je me le dis souvent à moi-même, des empereurs que de la canaille, et pourtant je n’ose pas plus fumer un cigare dans le parc, à six heures et demie quand tout le monde est dehors, que je n’oserais filouter le lord-chancelier ou donner une pichenette sur le nez de l’archevêque de Cantorbéry ! cependant aucune loi anglaise ne m’interdit mon cigare, Néron ; ce qui est légal à huit heures et demie n’est sans doute pas un crime à six heures et demie. La constitution dit : homme tu es libre ; voilà ce que j’appelle mentir comme un arracheur de dents. Ô Néron, Néron, que tu es digne d’envie ! tu ne sers que celui que tu aimes. Aucune pensée mondaine ne peut te faire agiter la queue. Ton bon cœur et ton instinct te servent de raison et de loi. Rien ne manquerait à ton bonheur si dans tes moments d’ennui tu pouvais fumer un cigare. Essaye, Néron, essaye ; » et il chercha à mettre le cigare entre les dents du chien.

Pendant qu’il était ainsi gravement occupé, deux personnes s’étaient approchées de l’endroit où il se trouvait. C’était un homme à l’apparence débile et maladive. Son vêtement râpé et boutonné jusqu’au menton paraissait trop large pour son corps chétif. Il était accompagné d’une jeune fille de douze à quatorze ans, sur le bras de laquelle il s’appuyait lourdement. Les joues de l’enfant étaient blêmes ; sur sa physionomie se lisaient la souffrance et la tristesse : elle n’avait dû jamais connaître les joies innocentes de l’enfance.

« Repose-toi là, papa, je t’en prie, dit l’enfant indiquant, sans prendre garde à l’étranger, le banc où celui-ci était assis. L’homme