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d’instruction sans la moindre direction, car lui-même s’était instruit tout seul. Il avait vécu trop longtemps chez ces peuples du progrès, nos frères, qui parcourent le monde de l’autre côté de l’Atlantique, avec les bottes de sept lieues du tueur de géants, pour n’avoir pas gagné leur fièvre de lecture. Mais son genre de lecture était tout différent de celui qui était familier à Léonard Fairfield. Il lui fallait des livres nouveaux ; lire des livres anciens lui eût semblé rétrograder. Il s’imaginait que les livres nouveaux contenaient nécessairement des idées nouvelles, erreur bien commune de nos jours, et notre heureux voyageur était un homme de son temps.

Fatigué de parler, il passa à la fin à Léonard le livre qu’il avait parcouru, et prenant son portefeuille et son crayon, il s’amusa à faire divers calculs relatifs à ses affaires, après quoi il demeura absorbé dans ses rêves de fortune ou d’ambition.

Léonard trouva le livre intéressant. C’était un de ces nombreux ouvrages demi-statistiques, demi-déclamatoires, relatifs à la condition des classes ouvrières, qui distinguent particulièrement notre siècle, et qui prouvent du moins l’intérêt que la société moderne apporte à tout ce qui touche au bien-être de la classe ouvrière.

« Ce ne sont que sottises !… tout cela n’est bon qu’en théorie… » ça fait de l’effet…, dit Richard en sortant de sa rêverie ; cela ne peut vous intéresser.

— Tous ces livres m’intéressent, dit Léonard, et celui-ci surtout, car il s’occupe des classes ouvrières et j’en fais partie.

— Vous en faisiez partie hier, mais vous n’en serez plus demain, répondit Richard d’un ton de bonne humeur et en frappant amicalement l’épaule du jeune homme. Vous voyez, mon ami, que c’est la bourgeoisie qui devrait gouverner le pays. Ce que dit ce livre de l’ignorance des magistrats de campagne n’est que trop vrai. Mais l’auteur ne sait plus ce qu’il dit quand il veut régler les heures qu’un ouvrier doit travailler dans une manufacture ; dix heures par jour ! fi !… il vole deux heures au pays ! Le travail, c’est la richesse, et si nous pouvions obtenir que les hommes travaillassent vingt-quatre heures, nous serions deux fois plus riches. Si la civilisation progresse toujours, continua Richard en relevant la tête, les hommes, les enfants même, ne resteront pas couchés dans leur lit à fainéantiser toute la nuit, monsieur. Puis se radoucissant : Nous arriverons un jour aux vingt-quatre heures, et, sur l’honneur, il le faut, ou bien nous ne pourrons plus aplatir le continent comme nous le faisons maintenant. »

À l’auberge où Richard avait vu pour la première fois M. Dale, la diligence dans laquelle il s’était proposé de terminer son voyage se trouva pleine ; Richard continua sa route en chaise de poste, non sans maugréer contre ce surcroît de dépense et non sans répéter maintes et maintes fois aux postillons d’aller bon train.

« Comme dans ce pays on est encore lent, malgré tout l’orgueil de ses habitants, dit-il, comme on est encore lent ! Le temps c’est de l’argent, on le sait bien aux États-Unis, car là-bas, tous sont des