pouvoir, ce n’est pas seulement en proportion de leur savoir, mais plutôt parce que les autres classes éclairées de la société comprennent que cet accroissement de pouvoir proportionnel est juste, sans danger et même politique. »
Placé entre le curé et le philosophe, Léonard se sentit mal à l’aise pour déployer ses forces. Peu à peu il parvint à dégager sa chaise et dit d’un ton mélancolique :
« Ainsi, suivant vous, le règne du savoir ne contribuerait pas à favoriser la liberté et le bien-être de l’homme ?
Le curé. Définissons les termes. Par savoir, entends-tu la culture intellectuelle ? Par le règne du savoir, entends-tu l’ascendant des esprits les plus cultivés ?
Léonard (après un moment de réflexion). Oui.
Riccabocca. Oh ! imprudent jeune homme, tu fais là une malheureuse concession, car l’ascendant des esprits les plus cultivés constitue une terrible oligarchie !
Le curé. C’est parfaitement vrai ; et nous allons répondre à ton assertion, que les gens qui, par état, ont le plus d’instruction, doivent avoir plus d’influence que les squires et les marchands, les fermiers et les artisans. Remarque que toute la science que nous autres mortels, nous pouvons acquérir, n’est pas une science positive et parfaite, mais une science relative et sujette aux erreurs et aux passions humaines. Suppose que tu puisses établir, seuls arbitres des affaires, ceux qui ont reçu la plus grande culture intellectuelle, penses-tu qu’ils n’aimeraient pas assez cette autorité pour employer à la conserver tous les moyens que leur suggérerait leur intelligence ? L’épreuve a été faite jadis par les prêtres égyptiens. Dans l’empire chinois, de nos jours, la noblesse est choisie parmi ceux qui se sont distingués dans les collèges. S’il m’est permis de me ranger dans la classe du peuple, je préfère mon titre de citoyen anglais, même mécontent d’un mauvais ministère et d’un parlement maladroit, au titre de citoyen chinois, régi par les sages d’élite du Cèleste-Empire. Il est donc heureux, mon cher Léonard, que les nations soient gouvernées par toute autre chose que ce qu’on appelle généralement la science ; les plus grands ministres pratiques qui, comme Thémistocle, ont rendu grands de petits États, et les peuples les plus dominateurs qui, sortis d’un village ont, comme les Romains, donné des lois à la moitié du monde, se sont distingués par des qualités dont rirait un philosophe et qu’un érudit appellerait tristes préjugés, ou déplorables erreurs.
Léonard (amèrement). Monsieur, vous faites de la science même un argument contre la science.
Le curé. Je me sers du peu que je sais pour prouver la sottise de l’idolâtrie. Je n’argumente pas contre la science, j’argumente contre les adorateurs de la science : car je vois, dans ton Essai, que tu ne te contentes pas d’élever la science humaine jusqu’à la toute-puissance divine, mais que tu la confonds encore avec la vertu. Suivant toi, répandre sur la foule les lumières d’un petit nombre est le but