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comment ce pouvoir doit être défini, et comment il peut être mal compris. Crois-tu, par hasard, qu’un homme intelligent aurait jamais pris la peine d’écrire un grand ouvrage sur une question, s’il avait pu se résumer dans cette brève devise, savoir c’est pouvoir. Allons donc ! je défie qu’on trouve un tel aphorisme dans ses écrits.

Le curé (avec candeur). Eh bien ! je suis charmé d’apprendre que cet aphorisme ne peut s’abriter sous une telle autorité.

Léonard (se remettant de sa surprise). Mais pourquoi donc ?

Le curé. Parce que c’est dire trop ou rien du tout.

Léonard. Pour moi, du moins, cette vérité me semble incontestable.

Le curé. Eh bien ! admettons que ce soit une vérité incontestable. Cela prouve-t-il beaucoup en faveur du savoir. L’ignorance n’a-t-elle pas son pouvoir aussi ?

Riccabocca. Et un pouvoir qui a tenu longtemps le meilleur bout du bâton ?

Le curé. Tout mal est un pouvoir : ses effets en sont-ils meilleurs pour cela ?

Riccabocca. Le fanatisme est un pouvoir… et un pouvoir qui a souvent balayé le savoir comme le tourbillon de la tempête balaye les feuilles sèches. Le musulman brûle la bibliothèque d’une civilisation et promène par la violence le Coran et l’épée des écoles de Byzance jusqu’aux collèges de l’Hindoustan.

Le curé (apportant une nouvelle pierre à l’édifice de l’argumentation). La faim est un pouvoir. Les barbares, poussés hors de leurs forêts par la famine résultant d’un excès de population, se jettent sur l’Italie et en deviennent les maîtres. Les Romains avaient pourtant plus de savoir que les Gaulois et les Visigoths.

Riccabocca (amenant la réserve). Et même en Grèce, dans les luttes de Grec à Grec, les Athéniens, nos maîtres en fait de savoir, furent battus par les Spartiates qui tendent l’instruction en mépris.

Le curé. Tu vois donc bien Léonard, que si le savoir est une puissance, ce n’est qu’une puissance parmi toutes celles qui remplissent le monde, qu’il y en a d’autres aussi fortes et souvent même beaucoup plus fortes ; ainsi, ou l’aphorisme n’exprime qu’une vérité banale et stérile, qui ne mérite pas qu’on l’énonce, ou ce qu’il signifie est très-difficile à prouver.

Léonard. Une nation peut être battue par une autre qui soit matériellement plus forte et qui ait plus de discipline militaire ; or, permettez-moi de vous dire, monsieur que la discipline militaire est une sorte de savoir.

Riccabocca. Oui ; mais vos propagateurs de savoir d’aujourd’hui nous invitent à effacer de la liste des arts utiles la discipline militaire et les qualités qui la constituent. Et dans ton essai, tu insistes sur le savoir comme étant la force la plus capable de disperser les armées, et l’ennemi de toute discipline militaire.

Le curé. Laissez avancer le jeune homme dans ses raisonne-