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avait fait venir un mécanicien pour examiner le nouveau système d’irrigation imaginé par le jeune homme. Ce mécanicien fut vivement frappé des procédés fort simples employés par Léonard pour triompher d’une très-grande difficulté. Les fermiers du voisinage appelaient maintenant Léonard monsieur Fairfield — et l’invitaient (sur un pied d’égalité) à venir dîner chez eux. M. Stirn l’ayant rencontré sur la grand’route, avait porté la main à son chapeau espérant qu’il ne lui gardait pas rancune. Telles étaient les premiers fruits de la renommée, savourés par Lenny ; et si jamais il devient un grand homme, ceux qui lui sont réservés n’auront certes jamais la même saveur. Le succès obtenu par le jeune homme avait suggéré les démarches faites par le curé, démarches qui avaient été l’objet de longues et inquiètes réflexions. Pendant l’année qui venait de s’écouler, M. Dale avait renoué ses anciennes relations avec la veuve et l’enfant, et il avait suivi avec de grandes espérances, il est vrai, mais non sans appréhension, les rapides progrès d’une intelligence qui s’élevait d’un vol audacieux dans des régions si étrangères à son existence normale.

Le soir de son retour le curé se dirigea en flânant vers le casino. Il mit dans sa poche l’essai couronné de Léonard Fairfield, car, il eût regardé comme une grande imprudence de lancer le jeune homme dans le monde sans lui adresser un sermon préparatoire, mais, pour cela, il avilit besoin de l’aide de Riccabocca, ou plutôt il craignait que s’il n’avait pas le philosophe de son côté, celui-ci ne défît tout son ouvrage.

Le curé s’arrêta donc au casino, y prit Riccabocca qu’il emmena et l’informa, chemin faisant, que Léonard devait prochainement aller à Lansmere pour y trouver des parents qui avaient les moyens de faciliter, s’ils le voulaient, le développement de ses remarquables facultés. Mais la grande affaire en attendant, dit le curé, ce serait de l’éclairer un peu sur ce qu’il appelle… les lumières.

« Ah ! dit Riccabocca, charmé et en se frottant les mains, j’écouterai avec intérêt ce que vous direz à ce sujet.

— Et aussi vous m’aiderez, car le premier pas dans cette marche du progrès des lumières consiste à laisser les pauvres curés en arrière ; et si l’un d’eux s’écrie : attendez ! regardez au moins l’écriteau ! le voyageur court encore plus vite en se disant : bah ! ce n’est qu’un curé. Aussi mon gentleman qui se méfie peut-être de moi vous écoutera… » car vous êtes un philosophe.

— Les philosophes sont donc parfois bons à quelque chose, même pour les curés !

— Si vous n’étiez une classe orgueilleuse de pauvres créatures qui s’illusionnent, je vous répondrais : oui » dit généreusement le curé. Et s’emparant du parapluie de Riccabocca, il se servit de son manche de cuivre comme d’un marteau pour frapper à la porte du cottage.

Léonard tressaillit en entendant frapper ; la voix bien connue du curé le rassura, et il fit entrer les visiteurs avec quelque surprise.