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mêmes jugent légitime, et qui, lorsqu’elle est couronnée de succès s’appelle sainte dans tous les siècles : pour délivrer notre pays natal du joug de l’étranger ! J’ai pris part à cette tentative. Et, continua l’Italien d’un ton de tristesse, lorsque je me rappelle toutes les mauvaises passions qu’un tel événement soulève, tous les liens qu’il brise, les flots de sang qu’il fait couler, la salutaire activité qu’il arrête, les insensés qu’il arme, les victimes qu’il trompe, je me demande si un cœur réellement honnête, pur et humain, qui a une fois traversé une semblable épreuve, doit se hasarder à recommencer, à moins d’être certain de la victoire et assuré d’avance que l’objet pour lequel il combat ne lui sera pas arraché des mains dans le désordre des éléments soulevés par la bataille. »

L’Italien s’arrêta, appuya le front sur sa main et garda un long silence. Enfla, revenant peu à peu à son ton de voix ordinaire, il continua :

« Les révolutions qui n’ont pas un objet bien défini et d’une utilité reconnue par l’expérience pratique de l’histoire, les révolutions, en un mot, qui tendent moins à substituer une loi ou une dynastie à une autre, qu’à changer tout le plan d’une société, ces révolutions-là n’ont guère été tentées par les hommes d’État sérieux. On a récemment prouvé que Lycurgue lui-même était un mythe, qui n’avait jamais existé. Des changements si complets ne sont que les rêves de philosophes sans expérience.

« Tiens, Lenny, écoute mon conseil ! tu es jeune, intelligent, ambitieux : les hommes parviennent rarement à changer le monde ; mais il est rare qu’un homme ne réussisse pas, quand il laisse le monde tranquille et qu’il s’efforce d en tirer le meilleur parti possible. Tu es arrivé à la grande crise de ton existence, c’est-à-dire à la lutte entre les nouveaux désirs qu’excite en toi le savoir, et le sentiment de la pauvreté que ces désirs peuvent changer, soit en espérance et en émulation, soit en jalousie et en désespoir. J’accorde que c’est une montagne bien escarpée que celle qui se dresse devant toi. Mais ne penses-tu pas qu’il est toujours plus facile de gravir une montagne que de la niveler ? Or ces livres t’invitent à niveler la montagne, et cette montagne est la propriété des autres, subdivisée entre un grand nombre de propriétaires et partagée par la loi. Au premier coup de pioche, il y a dix à parier contre un qu’on t’emprisonnera pour contravention à la loi, tandis que personne ne te contestera le droit de suivre le sentier qui conduit au haut de la montagne. Tu seras arrivé au sommet en moins de temps qu’il ne t’en faudrait pour niveler la montagne d’un mètre (en supposant que les propriétaires fussent assez fous pour te laisser faire). Cospetto ! il y a plus de deux mille ans que le pauvre Platon a commencé à niveler la montagne, et la montagne est aussi haute que jamais. »

Ce disant, Riccabocca arrivé à la fin de sa pipe, s’éloigna d’un air pensif, et laissa le pauvre Léonard s’efforçant d’apercevoir la lumière au travers de la fumée.