Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est vrai ; mais l’âne ! dit le curé ; j’ai grande envie de l’acheter.

— Permettez-moi de vous raconter une anecdote à ce sujet, dit le docteur Riccabocca.

— Voyons ? fit le curé d’un air interrogateur.

— L’empereur Adrien, se rendant un jour aux bains publics, vit un vieux soldat qui avait servi sous lui se frotter le dos contre un mur. L’empereur, qui était un sage et par conséquent curieux et avide de s’instruire, envoya chercher le soldat et lui demanda pourquoi il avait recours à ce genre de friction.

— Ah ! répondit le vétéran, c’est que je ne suis pas assez riche pour me faire frotter par des esclaves.

« L’empereur fut touché : il lui donna de l’argent et des esclaves.

« Le lendemain, quand Adrien se rendit aux bains, il put voir tous les vieillards de la ville se frottant à qui mieux mieux contre le mur. L’empereur les fit venir et leur adressa la même question qu’il avait faite au soldat. Les vieux rusés, comme de juste, lui firent la même réponse que celui-ci.

— Mes amis, dit Adrien, puisque vous êtes si nombreux, je vous engage à vous frotter les uns les autres. M. Dale, si vous ne désirez pas qu’on vous amène tous les baudets du pays avec une plaie sur le dos, vous ferez bien de ne pas acheter celui du chaudronnier.

— C’est vraiment la chose du monde la plus difficile que de faire un peu de bien, » murmura le curé en arrachant avec colère une petite branche qu’il rompit en deux et jeta loin de lui : un des fragments atteignit le nez du baudet. Si l’âne avait pu parler, il se fût sans doute écrié : Et toi aussi, Brutus ! Quoi qu’il en soit, il baissa les oreilles et continua son chemin.

Hue donc ! fit le chaudronnier, et il suivit l’âne ; puis, s’arrêtant, il regarda par-dessus son épaule, et voyant les yeux du curé fixés tristement sur son protégé. Ne craignez rien, Votre Révérence, cria le chaudronnier avec bonhomie, je ne lui garderai pas rancune. »


CHAPITRE VI.

« Quatre heures ! s’écria le curé en regardant à sa montre. Me voici en retard d’une demi-heure pour le dîner, et mistress Dale m’avait particulièrement recommandé d’être exact, à cause de la belle truite que le squire nous a envoyée. Voulez-vous risquer, docteur, de partager ce que nous appelons familièrement la fortune du pot ? »

Riccabocca, en sa qualité de profond philosophe, avait la prétention de pénétrer les secrets mobiles de la conduite humaine. Quand le curé l’invita à partager la fortune du pot, il sourit d’un air d’or-