ne trouva-t-il aucun goût d’amertume. S’il ne découvrit pas un grand fonds d’intelligence chez miss Jemima, il pensa du moins que, débarrassée de quelques petites lubies, de quelques petits faibles, qu’il avait le bon sens de regarder comme innocents s’ils duraient, et qu’il ne croyait pas du reste assez invétérés pour ne pouvoir être guéris par une main affectueuse, il pensa, dis-je, que miss Jemima avait assez d’intelligence pour comprendre tous les devoirs qu’impose le mariage ; et que si l’intelligence venait à lui faire défaut, elle trouverait un puissant auxiliaire dans ses simples et solides principes anglais et dans ses instincts de douceur et de bonté.
Lorsque son examen fut terminé, notre philosophe indiqua d’une manière symbolique et fort simple le résultat auquel il était arrivé. Cette manière d’exprimer ses conclusions aurait fort étonné quelqu’un qui n’eût pas réfléchi à tout ce qu’elle impliquait. Le docteur Riccabocca ôta ses lunettes ! Il les essuya soigneusement, les mit dans leur étui de peau de chagrin et les enferma dans son bureau, c’est-à-dire : il cessa de porter des lunettes.
Il y avait une pensée profonde dans cette manière délicate de s’exprimer, soit qu’on prît cette explication à la lettre, soit qu’on en approfondît l’esprit. À ce dernier point de vue, cela signifiait que le rôle des lunettes était fini, et que mieux vaut pour un philosophe qui s’est mis en tête de se marier être myope que de voir toujours le bonheur domestique, auquel il va se résigner, à travers de froides lunettes, capables de détruire toutes ses illusions. D’autre part, si on prend à la lettre l’action du docteur Riccabocca, elle indiquait qu’en mettant de côté ses lunettes il se préparait à l’heureux apprentissage de tout amoureux qui, quelle que soit sa dose de philosophie, désire toujours paraître aussi jeune et aussi beau que le lui permettent le temps et la nature. Vain effort que celui de parler le doux langage des yeux par l’intermédiaire de ces interprètes de verre !
Il est certain qu’une fois ses lunettes ôtées, on ne pouvait refuser à l’Italien des yeux remarquablement beaux. Même à travers ses lunettes, ou sans ses lunettes, quand il les soulevait un peu, ses yeux étaient toujours brillants et expressifs. Mais sans elles le regard était plus doux et plus tempéré ; il était, comme disent les Français, velouté, et le docteur paraissait avoir dix ans de moins. Si notre Ulysse, ainsi rajeuni par l’inspiration de sa Minerve, n’avait pas encore parfaitement résolu de faire de miss Jemima sa Pénélope, on peut dire qu’auprès de lui Polyphème était un homme civilisé, car Polyphème ne mangeait que les hommes, tandis que lui allait porter la mort et le carnage dans les rangs du sexe faible.