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CHAPITRE XII.

Le docteur Riccabocca s’était assuré les services de Lenny Fairfield ; on peut donc dire qu’il avait dirigé son dada avec adresse et habileté, mais miss Jemima conduisait toujours son char, les rênes en main et faisant claquer son fouet sans paraître s’être approchée d’une ligne de l’ombre toujours fugitive de Riccabocca.

Cette excellente mais trop sensible demoiselle, malgré l’expérience qu’elle possédait de la scélératesse de l’homme, n’avait jamais cru ce sexe trompeur si incapable de toute rédemption que le jour où le docteur Riccabocca fit ses adieux pour aller s’enterrer de nouveau dans les solitudes du casino, sans avoir parlé de renoncer à son criminel célibat. Pendant quelques jours elle s’enferma dans sa chambre et médita avec plus de satisfaction que jamais sur la certitude de la prochaine fin du monde. Bien des signes de cette calamité universelle, qui, pendant le séjour du docteur Riccabocca lui avaient paru douteux, devenaient maintenant clairs comme le jour. Les journaux eux-mêmes, qui pendant cette heureuse période d’espoir contenaient une demi-colonne de naissances et de mariages, n’offraient plus maintenant qu’un long et triste catalogue de décès ; il semblait que la population découragée eût perdu l’espoir de réparer ses pertes journalières. Les premiers Londres parlaient avec une obscurité digne de la pythie, d’une crise imminente. De monstrueux canards remplissaient les paragraphes consacrés aux faits divers. Les vaches mettaient bas des veaux à deux têtes ; des baleines venaient échouer dans l’Humber ; des pluies de grenouilles tombaient dans la grande rue de Cheltenham.

Tous ces symptômes de décadence et de ruine, sur l’authenticité desquels la présence fascinatrice de Riccabocca avait pu jeter quelques doutes, venaient maintenant se joindre au pire de tous les symptômes, le progrès effrayant de la scélératesse de l’homme ; miss Jemima n’avait plus d’autre espérance que celle d’assister à ce grand cataclysme sans éprouver le moindre regret.

Mistress Dale ne partageait aucunement le découragement de sa charmante amie ; après avoir réussi à pénétrer dans sa chambre, elle parvint non sans quelque difficulté à relever un peu ses esprits abattus. Dans son bienveillant désir de faire parvenir promptement le char de miss Jemima au bout de la carrière, c’est-à-dire à l’hyménée, mistress Dale ne se montrait pas non plus aussi cruelle à l’égard de son ami, le docteur Riccabocca, que son mari paraissait le croire. Car mistress Dale était fine et pénétrante, comme le sont la plupart des femmes vives : elle savait que miss Jemima était une de ces excellentes