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Le docteur Riccabocca haussa les épaules, remit sa pipe à sa bouche et aspira une longue bouffée. C’était une bouffée éloquente, bien que cynique, une bouffée particulière à notre fumeur philosophe, une bouffée qui manifestait l’incrédulité la plus absolue, sur l’effet de la leçon de morale du curé.

« Enfin vous ne nous avez pas encore fait part de votre avis ! » dit le curé après une pause.

Le docteur retira sa pipe : « Cospetto ! dit-il, quiconque lave la tête d’un âne perd son savon.

— Quand vous laveriez la mienne cinquante fois avec vos proverbes qui sont des énigmes, dit le curé avec impatience, vous ne la rendriez pas plus sage.

— Mon bon monsieur, dit le docteur en s’inclinant sur son perchoir, je n’ai jamais eu l’intention de dire qu’il y eût plus d’un âne dans l’histoire ; mais j’avais cru ne pouvoir mieux expliquer ma pensée, qui est simplement celle-ci : vous avez lavé la tête de l’âne, donc vous devez perdre le savon. Donnez le six pence au fanciullo, et c’est une grosse somme vraiment pour un petit garçon, qui peut la dépenser tout entière en menus plaisirs !

— Venez, Lenny, vous entendez ? dit le curé en lui tendant le six pence. Mais Lenny recula et jeta sur l’arbitre un regard de grande aversion et de profond dégoût.

— S’il vous plaît, monsieur Dale, dit-il avec obstination, j’aime mieux ne pas la prendre.

— C’est une question de sentiment, vous voyez, dit le curé en se tournant vers l’arbitre ; et je crois que l’enfant a raison.

— Si c’est une question de sentiment, répondit le docteur Riccabocca, il n’y a plus rien à dire. Quand le sentiment paraît à la porte, la raison n’a plus qu’à se sauver par la fenêtre.

— Allez, mon bon garçon, dit le curé en mettant la pièce dans sa poche ; mais attendez ! donnez-moi d’abord votre main. Là, je vous comprends ; — adieu ! »

Les yeux de Lenny brillèrent de satisfaction quand le curé lui serra la main, et ne se sentant pas la force de parler, il s’éloigna brusquement. Le curé s’essuya le front et s’assit sur la barrière à côté de l’Italien.

La vue qui s’offrait à eux était belle, et tous deux l’apprécièrent assez (quoique différemment) pour rester silencieux quelques instants. De l’autre côté du sentier que l’on apercevait à travers les éclaircies des vieux chênes et des noisetiers qui bordaient les palissades moussues du parc d’Hazeldean, s’élevaient de gracieuses et verdoyantes collines tachetées de moutons et de troupeaux de daims ; une belle avenue s’étendait au loin vers la gauche et venait se terminer à droite à quelques mètres environ d’un saut-de-loup qui séparait le parc d’une pelouse unie, parsemée de bouquets d’arbrisseaux et de corbeilles de fleurs, dont la beauté était encore rehaussée par deux cèdres majestueux. Sur cette plate-forme, que l’on ne voyait qu’en partie, s’élevait l’antique manoir du squire, avec ses briques rouges,