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humeur. L’affabilité à l’égard de ses inférieurs, dont je le louais tout à l’heure avait entièrement disparu devant le mépris qu’un paysan insolent devait naturellement inspirer à un Etonnien insulté ! « Insolent polisson ! » s’écria Randal en regardant Léonard avec dédain.

Cette énergique rebuffade fit monter le sang au visage de Lenny. À première vue, il s’était dit que l’étranger était quelque apprenti ou quelque commis rebelle aux prescriptions de la loi ; tout contribuait à confirmer ses présomptions. D’abord ce langage impoli et surtout ce regard dédaigneux qui n’empruntait certes aucune dignité à ce mauvais chapeau tout défoncé sous lequel étincelaient ces yeux sinistres et menaçants.

Or chacun sait qu’il n’y a pas d’être plus antipathique à un paysan qu’un commis de magasin ; même dans les grandes occasions politiques on a rarement pu apprivoiser assez la classe ouvrière de la campagne pour l’amener à fraterniser avec la classe commerçante de la ville. Le vrai paysan anglais sera toujours un aristocrate ; je dis plus, indépendamment de cette immémoriale antipathie de race, il y a quelque chose d’hostile dans les relations de paysan à citadin, quand ils sont en face l’un de l’autre, faisant le gros dos sur le même pavé. Il y a quelque chose du sentiment du coq qui va se battre ; quelque chose qui contribue à maintenir, dans notre population insulaire, ordinairement si douce et si pacifique, la propension belliqueuse qu’elle a à fermer vigoureusement la main pour en former ce que l’on appelle un poing. Ces sentiments d’hostilité se manifestèrent vivement chez Lenny Fairfield lorsqu’il entendit les paroles et qu’il vit le regard du malencontreux étranger. Celui-ci s’en aperçut ; car il pâlit et son œil sombre devint de plus en plus fixe et défiant.

« Vous allez me faire le plaisir de quitter les ceps, » dit Lenny, dédaignant de répondre à la grossière épithète qui lui était adressée ; puis accompagnant la parole du geste, il poussa l’étranger.

Prompt comme l’éclair, l’Etonnien furieux s’élança sur Lenny, et, en un tour de main, lui fit perdre l’équilibre et l’envoya, les quatre fers en l’air, de l’autre côté des ceps. Enflammé de rage, le jeune paysan se releva prestement et courut vers Randal frappant à tort et à travers.

Randal était d’un an ou deux plus âge que Lenny, mais il n’avait ni sa taille ni sa force, ni même sa vivacité, et, après le premier engagement, quand les deux jeunes gens se furent arrêtés pour reprendre haleine, Lenny, remarquant le corps frêle et les joues pâles de son adversaire, et voyant le sang s’échapper des lèvres de Randal, fut saisi d’un prompt et généreux sentiment de remords.

« C’est mal, pensa-t-il, de se battre contre une personne qu’on peut si aisément renverser. »

Aussi se reculant un peu et laissant retomber ses bras, il dit avec douceur :

« Tenons-nous-en là ; mais retournez chez vous et soyez raisonnable. »