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Lenny était fort intrigué. Tout à coup il lui vint à l’idée que la porte par laquelle était sorti le jeune homme se trouvait sur le chemin qui conduisait du parc à une petite ville voisine, dont les habitants n’étaient pas en odeur de sainteté au château. De ce pays étaient venus de temps immémorial les plus audacieux braconniers, les plus insupportables vagabonds, les voleurs les plus éhontés, les sophistes les plus chicaniers au sujet du droit de passage. Sans doute on pouvait par le même chemin venir de la maison du squire, mais un tel accoutrement ne permettait guère de penser que celui qui le portait eût jamais fait de visite au squire ; aussi, toutes réflexions faites, Lenny n’hésita pas à croire que l’étranger n’était qu’un commis ou un apprenti de la ville de Thomdyke. La mauvaise réputation de cette ville, jointe à l’extérieur de l’étranger, confirmait Lenny dans l’idée qu’il avait très-probablement devant lui un des profanateurs nocturnes des ceps. Une circonstance vint encore augmenter ses soupçons. Le jeune homme, qui se tenait debout devant les ceps, se baissa et lut l’incendiaire anathème qui les déshonorait. Lorsqu’il eut fini de lire, il répéta les mots tout haut ; et en ce moment Lenny le vit sourire ; mais quel sourire ! qu’il était déplaisant et sinistre ! Lenny jusque-là n’avait jamais su ce que c’était que le rire sardonique.

Mais de quel trouble, de quelle sainte horreur Lenny ne fut-il pas saisi, lorsqu’il vit l’étranger s’asseoir bel et bien sur les ceps, lorsqu’il le vit planter ses talons profanes sur le bord de deux de leurs yeux, puis prendre son calepin et son crayon et se mettre à écrire comme si de rien n’était. Cet inconnu effronté dressait-il, en vue de ses projets incendiaires, l’inventaire de l’église et du château ? Il regardait l’une, il regardait l’autre avec un œil étrangement distrait tout en écrivant : que signifiait cela ? il ne tenait pas les yeux sur son papier, comme Lenny l’avait appris à l’école. La vérité c’est que Randal Leslie se sentait faible et fatigué, et que le contrecoup de sa chute se faisait assez sentir pour qu’il trouvât agréable de se reposer un peu. Il profitait de l’occasion pour écrire un billet à Frank et s’excuser de ne pas revenir le voir : il avait l’intention de déchirer la feuille, et de la laisser dans la première chaumière devant laquelle il passerait, avec les instructions nécessaires pour la faire parvenir au château.

Pendant que Randal était ainsi innocemment occupé, Lenny s’avança de son côté du pas ferme et résolu d’une personne qui est décidée, coûte que coûte, à remplir son devoir. Lenny, quoique brave, n’était pas féroce, aussi la colère à laquelle il était en proie, les soupçons qu’il nourrissait, ne s’exprimèrent que par l’appel solennel qu’il adressa aux propres sentiments du coupable.

« N’avez-vous pas honte de ce que vous faites-là ? Vous asseoir sur les ceps tout neufs du squire ! Levez-vous et passez votre chemin ! »

Randal se retourna vivement et, bien qu’en toute autre circonstance il eût eu assez de présence d’esprit pour se tirer facilement de sa fausse position ; cependant nemo Mortalium, etc., etc., on n’est pas toujours sage, et Randal était en ce moment de fort mauvaise