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peuple en lui donnant l’ombre au lieu du corps de la Liberté. Qui peut dire comment tout cela se terminera dans le monde moderne ? Mais lorsqu’un peuple a déjà une certaine proportion de liberté constitutionnelle, je crois qu’il n’y a pas de lutte plus dangereuse ni plus terrible que celle du principe aristocratique contre le principe démocratique. Un peuple contre un despote, voilà une lutte dont il n’est pas difficile de prédire l’issue. Mais le passage d’une république aristocratique à une république démocratique, c’est là véritablement la perspective vaste et illimitée qui est environnée d’ombres, de nuages et de ténèbres. Si l’entreprise échoue, l’aiguille du temps est reculée de plusieurs siècles sur le cadran des âges. Si elle réussit… »

Maltravers s’arrêta.

« Et si elle réussit ? dit Valérie.

— Eh bien, alors l’homme aura fondé la colonie d’Utopie ! répliqua Maltravers.

— Mais du moins, dans l’Europe moderne, continua-t-il, il y aura un vaste champ pour faire cette expérience. Car nous n’avons pas la plaie de l’esclavage qui, plus que toute autre chose, viciait tous les systèmes des anciens, et tenait le riche et le pauvre perpétuellement en guerre. De plus, nous avons la presse, qui est non-seulement la soupape de sûreté des passions de tous les partis, mais en même temps le grand registre où s’inscrivent les expériences de chaque heure ; l’intime, l’inappréciable grand-livre des profits et pertes. Non ; le peuple qui tient bien ce registre-là ne peut jamais faire banqueroute. Et la société des vieux Romains, leurs passions, leurs occupations, et leurs fantaisies quotidiennes ! En vérité, la satire d’Horace semble le miroir où se réfléchissent nos folies ! Ses pages faciles auraient pu être écrites dans la Chaussée-d’Antin ou à May-Fair ; cependant il est un point sur lequel le monde ancien différera toujours du monde moderne.

— Et quel est-il ?

— Les anciens ne connaissaient pas cette délicatesse dans les affections, qui caractérise les descendants des Goths, dit Maltravers, dont la voix trembla légèrement ; ils abandonnaient au monopole des sens ce qui réclamait une part égale de la raison et de l’imagination. Leur amour était un beau papillon capricieux ; mais ce n’était pas le papillon qui est l’emblème de l’âme. »