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généraux, et renonçait à pousser plus loin leur étude sans craindre d’oublier ce qu’il en avait appris, car sa mémoire était comme un étau. De plus, il avait une connaissance générale de tout ce qui est universellement reconnu pour être de premier ordre en fait de littérature ancienne et moderne. Lumley ne se donnait pas la peine de lire ce qui n’était admiré que du petit nombre. Vivant au milieu de bagatelles et de futilités, il les rendait intéressantes et neuves par sa manière de les envisager et de les traiter. Et en cela il possédait un véritable talent : le talent de la vie sociale ; le talent de jouir de tout, le plus qu’il pouvait et avec le moins de peine possible. Ainsi, Lumley Ferrers était précisément un de ces hommes auxquels tout le monde accorde beaucoup de mérite, et pourtant chacun eût été bien embarrassé de dire en quoi ce mérite consistait. C’était, en réalité, ce pouvoir sans nom qui appartient à l’habileté et qui rend un homme supérieur, dans l’ensemble, à un autre, quoique dans les détails il n’ait rien de remarquable. Gœthe, je crois, dit quelque part qu’en lisant la vie du plus grand génie, nous découvrons toujours qu’il était lié avec des hommes qui lui étaient supérieurs, et qui pourtant n’ont pas réussi à se faire une réputation distinguée. Lumley Ferrers aurait pu appartenir à cette classe mystique d’hommes supérieurs ; quoique un journaliste médiocre lui en eût remontré dans l’art de la composition, peu d’hommes de génie, quelque éminents qu’ils fussent, se seraient sentis au-dessus de Ferrers pour la prompte compréhension et la vigueur plastique de l’intelligence naturelle. Il nous reste à dire de ce singulier jeune homme, dont le caractère n’était qu’à demi développé, qu’il avait beaucoup vu le monde, et qu’il savait vivre à l’aise et en paix avec tous les caractères et tous les rangs de la société : des chasseurs ou des savants, des hommes de loi ou des poetes, des patriciens ou des parvenus, c’était tout un pour lui.

Ernest était, comme d’habitude, dans sa chambre, lorsqu’il entendit dans le corridor, au dehors, tout cet émoi indéfinissable qui annonce une arrivée. Puis il entendit un rire joyeux, et ensuite, une voix vibrante, claire et vigoureuse, qui transperça ses oreilles comme un poignard. Toute la majesté d’une misanthropie indignée se réveilla immédiatement en lui. Il se retira sur la terrasse du portique pour éviter d’être dérangé de nouveau, et il retomba bientôt dans ses rêveries décousues et hypocondriaques. Ernest arpentait en long et en