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sans les brûlantes émotions, et les luttes passionnées que le Wilhelm Meister de la vie réelle doit subir dans son apprentissage, avant d’atteindre au rang de maître. Pourtant il finit par éprouver de sérieuses inquiétudes pour la santé de son pupille. Une mélancolie sombre, continuelle, funèbre, semblait faire incliner le jeune homme vers la tombe. Cleveland, qui désirait secrètement lui voir briguer une carrière publique, faisait de vains efforts pour réveiller son ambition ; l’ardeur de sa jeunesse semblait complétement éteinte. Annonçait-on la visite d’un homme politique, parlait-on d’un ouvrage politique, il courait aussitôt s’enfermer dans la solitude de sa chambre. À la fin, cette maladie mentale se révéla sous un nouvel aspect. Il devint, tout à coup, avec une ardeur maladive et fanatique… j’allais dire religieux. Mais ce n’est pas là le mot propre, je dirai donc pseudo-religieux. Sa forte rai son et ses goûts cultivés ne lui permettaient pas de se laisser séduire par les brochures insensées de fanatiques illettrés ; et pourtant, des simples et doux éléments de l’Écriture, il évoqua, à son usage, un fanatisme tout aussi sombre et aussi violent. Il cessa de voir Dieu le Père, et ne songea plus, jour et nuit, qu’à Dieu le Vengeur. Son imagination ardente s’égarait au point de faire surgir de ses propres abîmes, des fantômes de colossale terreur. Il frémissait d’horreur devant les créations de son esprit ; la terre et le ciel lui semblaient également voilés par les ténèbres du courroux éternel. Ces symptômes embarrassaient et déconcertaient Cleveland : il ne savait quel remède opposer au mal ; et, à sa grande surprise, à son inexplicable douleur, il s’aperçut qu’Ernest, dans le véritable esprit de son étrange fanatisme, commençait à le regarder, lui, Cleveland, l’aimable et bienveillant Cleveland, comme un homme qui n’était pas moins en dehors du giron de la grâce que lui-même. Ses goûts élégants, ses riantes études, étaient considérés par le jeune mais rigide enthousiaste, comme les misérables récréations de Mammon et du monde. Selon toute probabilité, Ernest Maltravers était destiné à mourir dans une maison de fous, ou, du moins, à succéder aux hallucinations de Cooper, sans en avoir les charmants intervalles de belle humeur.