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CHAPITRE XIV.

Dans son esprit sombre, il méditait douloureusement.
(Spenser.)
Il sortit de dessous la fumée de l’autel un démon épouvantable.
(Le même. De la superstition.)

Neuf fois sur dix c’est sur le pont des soupirs qu’on traverse le détroit qui sépare l’adolescence de l’âge viril. Cet intervalle est généralement rempli par une affection mal placée ou déçue. On s’en console, et on se trouve tout changé. L’intelligence s’est endurcie en passant par l’épreuve du feu. L’esprit met à profit les débris de toutes les passions, et l’on peut mesurer la route que l’on a parcourue pour arriver à la sagesse, par les douleurs qu’on a subies. Quant à Maltravers, il se trouvait encore sur le pont, et, pour le moment, son esprit et son corps à la fois étaient abattus et énervés. Cleveland eut assez de pénétration pour découvrir que les affections avaient leur part dans le changement qu’il remarquait avec douleur, mais il eut aussi la délicatesse de ne pas s’imposer comme confident au jeune homme. Seulement, petit à petit, sa bonté pénétra si complétement le cœur de son pupille, qu’un soir Ernest lui raconta tout. Comme homme du monde, Cleveland se réjouit peut-être de voir qu’il n’y avait rien de plus, car il avait craint quelque liaison avec une femme mariée peut-être. Mais, comme il était meilleur que le monde ne l’est en général, il plaignit la malheureuse jeune fille dont Ernest lui fit un portrait fidèle et sincère ; et, pendant longtemps, il différa des consolations qu’il prévoyait devoir être inutiles. Il sentait, en effet, qu’Ernest n’était pas homme « à livrer le midi de ses jours au mol ombrage d’un myrte ; » qu’avec un tempérament si ardent, si élastique, si vigoureux, il finirait par secouer sa mélancolie, et que même, si elle devait lui servir d’enseignement pour l’avenir, elle serait d’autant plus salutaire qu’elle serait accompagnée de quelques remords. Il savait aussi qu’on ne devient ni un grand auteur, ni un grand homme (et il témoignait qu’Ernest était né pour devenir l’un ou l’autre),