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S’il n’avait pas de génie, il avait beaucoup de bon sens ; il n’aigrit pas son caractère bienveillant et son cœur généreux à la poursuite d’une ombre vaine, et il ne se tourmenta pas davantage de cet échec. Satisfait d’une réputation honorable, et qui ne lui faisait pas d’envieux, il abandonna ce rêve de gloire, refusé, il le sentait bien, à son ambition ; et il continua de vivre en bonne intelligence avec le monde, quoiqu’il pensât, au fond de son âme, que le monde avait tort dans ses caprices littéraires. Cleveland ne se maria jamais ; il passait une partie de l’année dans la capitale, mais il demeurait principalement à Temple-Grove, une villa située non loin de Richemond. C’était là que, possesseur d’une excellente bibliothèque, d’une propriété magnifique, environné d’amis qui l’aimaient et l’admiraient, et qui appartenaient tous à l’élite intellectuelle de ce qu’on appelle, emphatiquement, la bonne société : c’était là, dis-je, que cet homme élégant et distingué menait une existence beaucoup plus heureuse, sans doute, qu’elle ne l’eût été si ses jeunes espérances se fussent réalisées, et si sa destinée orageuse l’eût élu chef de l’impérieuse et turbulente démocratie des lettres.

Si Cleveland n’était pas un homme d’un génie élevé ou original, du moins était-il supérieur à la plupart des auteurs patriciens. En se retirant des luttes fréquentes dans l’arène, il ouvrit son esprit avec une nouvelle ardeur aux pensées et aux chefs-d’œuvre des autres. Après avoir été un homme instruit, il devint un homme profondément érudit. La métaphysique, et quelques-unes des sciences positives, ajoutèrent de nouveaux trésors à des connaissances plus légères et plus variées, et contribuèrent à donner du poids et de la dignité à un esprit qui autrement aurait peut-être eu quelque chose de frivole et d’efféminé. Ses relations sociales, son bon sens sûr et net, son jugement bienveillant, en faisaient aussi un excellent juge de ces mille petites choses indéfinissables, ou plutôt de ces riens qui, additionnés ensemble, constituent la connaissance du grand monde. Je dis le grand monde, parce que, en dehors du cercle des grands, Cleveland naturellement connaissait peu le monde. Mais il était profondément versé dans tout ce qui a rapport à cet orbite subtil, où se meuvent les gentilshommes et les grandes dames, dans un ordre élevé et quasi éthéré. Il était de mode, parmi ses admirateurs, de l’appeler l’Horace Walpole de son époque. Mais, bien qu’ils eussent en commun quelques traits de caractère, extérieurs et