Page:Bulwer-Lytton - Ernest Maltravers.pdf/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

côtés, tout le charme se fût évanoui. Mais Alice, qui n’était ni un poëte ni un génie, pensait à Maltravers, et ne pensait qu’à lui !… Son image, multipliée comme « le miroir brisé » en mille fragments fidèles, se reproduisait partout dans le délicieux microcosme présent à ses yeux. Mais sur un point ils se rencontraient tous deux : ils ne vivaient pas dans l’avenir ; ils étaient tout au présent. Le sentiment de la vie présente, la jouissance du moment présent, dominaient en eux. Tel est le privilége des deux extrêmes de notre existence : de la jeunesse et de la vieillesse. L’âge mûr n’est jamais préoccupé du jour même ; c’est le lendemain qui l’absorbe ; il attend, il projette, il désire, il souhaite l’accomplissement de telle entreprise, la réalisation de telle espérance, tandis que chaque vague oubliée de l’Océan du temps l’amène plus près, et plus près encore de la consommation de toutes choses. La moitié de la vie se passe à désirer d’être plus près de la mort.

« Alice, dit Maltravers en se réveillant enfin de sa rêverie, et en attirant plus près de lui cette forme légère et enfantine, vous jouissez de cette heure autant que moi ?

— Oh ! bien davantage.

— Davantage ? et comment cela ?

— Parce que je pense à vous, moi, et que peut-être vous n’y pensez pas. »

Maltravers sourit, passa la main sur ces beaux cheveux et baisa ce front pur et innocent ; Alice s’abrita dans son sein.

« Comme vous paraissez jeune ce soir, Alice ! dit-il en la regardant avec tendresse.

— M’aimeriez-vous moins si j’étais vieille ? demanda Alice.

— Je pense que je ne vous aurais jamais aimée de la même façon, si vous eussiez été vieille la première fois que je vous vis.

— Pourtant je suis sûre que, moi, j’aurais éprouvé le même sentiment pour vous, quand même vous eussiez été vieux… vieux comme tout !

— Vraiment ? avec des joues ridées, une tête branlante, une perruque brune, et pas de dents, comme M. Simcox ?

— Oh ! mais vous n’auriez jamais pu être comme cela ! vous auriez toujours eu l’air jeune ! votre cœur se verrait toujours sur votre figure. Votre cher sourire… Ah ! vous seriez beau jusqu’au dernier jour !

— Mais quoique Simcox ne soit pas bien séduisant maintenant, il a été plus beau que moi, Alice, j’en suis sûr ; et je