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âme, en élevant ses pensées ; de plus, il s’était mis à l’abri des yeux d’Alice, et il put continuer d’une voix ferme quoique douce :

« Ma chère Alice, nous ne pouvons pas toujours vivre ensemble comme cela ; vous êtes maintenant assez raisonnable pour me comprendre, ainsi écoutez-moi patiemment. Une jeune femme n’a jamais besoin de fortune, tant qu’elle a une bonne réputation ; si elle la perd, elle est toujours pauvre et méprisée. Or, dans ce monde, on perd aussi souvent sa bonne réputation par une imprudence que par une faute ; si vous viviez encore bien longtemps avec moi, ce serait imprudent ; et votre réputation en souffrirait tant qu’il ne vous serait plus possible de faire votre chemin dans le monde ; ainsi donc, loin de vous avoir rendu service, je vous aurais fait un tort mortel, que je ne saurais réparer. D’ailleurs, Dieu sait qu’il pourrait arriver quelque chose de pis qu’une imprudence ; car je regrette beaucoup de vous dire, ajouta Maltravers avec gravité, que vous êtes infiniment trop jolie, et infiniment trop séduisante pour… pour… en somme, cela ne peut pas aller comme ça. Il faut que je m’en retourne dans ma famille ; mes amis auraient le droit de se plaindre, si je restais encore bien longtemps éloigné d’eux. Et vous, ma chère Alice, vous êtes maintenant assez avancée pour recevoir une instruction supérieure à celle que M. Simcox et moi nous pourrions vous donner. J’ai donc l’intention de vous placer dans quelque famille respectable, où vous aurez plus de bien-être et une meilleure position qu’ici. Vous pourrez achever votre éducation, et ainsi, au lieu d’apprendre, vous serez bientôt à même d’enseigner à d’autres. Avec votre beauté, Alice (Maltravers soupira), avec vos talents naturels et votre charmant caractère, vous n’avez qu’à vous bien conduire, qu’à agir avec prudence ; pour trouver plus tard un bon mari et une existence heureuse. M’avez-vous entendu, Alice ? Tels sont les projets que j’ai formés pour vous. »

Le jeune homme pensait comme il parlait, avec une loyale générosité et une noble droiture ; c’était un sacrifice plus grand peut-être que le lecteur ne l’imagine. Mais si le cœur de Maltravers était passionné, il n’était pas égoïste ; et il sentait, selon ses propres termes plus expressifs qu’éloquents, que cela ne pouvait pas aller comme ça, qu’il ne pouvait vivre plus longtemps seul avec cette charmante fille, comme les deux enfants qu’une bonne fée avait mis à l’abri du monde et du péché, dans le pavillon des Roses.