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taines jeunes filles tournaient mal ; mais elle ne savait pas que l’amour y fût pour quelque chose ; au contraire, selon son père, c’était l’argent, et non l’amour, qui en était cause. Tout ce qu’elle éprouvait était naturel et parfaitement innocent. Était-ce sa faute si elle avait tant de plaisir à écouter Maltravers, tant de peine à le quitter ? Ce qu’elle éprouvait si naïvement, elle l’exprimait avec non moins de simplicité et d’ingénuité ; et quelquefois cette candeur aveuglait et déroutait complétement Maltravers. Non, elle ne pouvait avoir d’amour pour lui ; autrement elle ne lui aurait pas dit si franchement qu’elle l’aimait ; ce n’était que le sentiment de la reconnaissance, l’affection d’une sœur.

« La chère enfant ! je m’en réjouis, se disait Maltravers ; je savais bien qu’il n’y aurait aucun danger. »

N’était-il pas amoureux lui-même ? Le lecteur en jugera.

« Alice, dit un soir Maltravers, après un long intervalle de rêveuse distraction, pendant qu’elle étudiait, sans se douter de rien, le dernier morceau de musique qu’il lui avait donné à apprendre ; Alice… non, ne vous retournez pas ; restez où vous êtes, mais écoutez-moi. Nous ne pouvons toujours vivre ainsi. »

Alice lui désobéit sur-le-champ ; elle se retourna, et ses grands yeux bleus fixèrent sur lui un regard où se lisait tant d’inquiétude et d’effroi, qu’il n’eut d’autre réponse que de se lever pour chercher son meerschaum. Mais Alice, qui devinait instinctivement son moindre désir, le lui apporta pendant qu’il le cherchait encore par tous les coins de la chambre, dans les endroits où il était sûr de ne pas le trouver. Sa pipe était là, déjà remplie du tabac odoriférant de Salonique, et de la pastille dorée, qui mêle à la plante séductrice des parfums, assez puissants pour vaincre les répugnances des plus difficiles (car Maltravers était épicurien, même dans ses plus mauvaises habitudes) ; sa pipe était là, dis-je, dans cette jolie main qu’il lui fallait toucher pour la prendre ; et pendant qu’il l’allumait, il lui fallut encore rougir et tressaillir sous le regard de ces grands yeux bleus.

« Merci, Alice, dit-il ; merci. Asseyez-vous, de grâce… là… à l’abri du courant d’air. Je vais ouvrir la fenêtre, il fait si beau ce soir. »

Il ouvrit la fenêtre tout entourée de plantes grimpantes ; la lune dominait de sa lumière blanche et immobile la pelouse unie. Le calme, la sainteté de la nuit apaisa le trouble de son