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n’étaient pas adoucies par ces mille excuses qu’aurait inventées un amour passionné ni par ces mille souvenirs qu’il aurait évoqués. C’était un sentiment profond et concentré d’injustice et d’insulte, qui endurcissait et aigrissait tout son être ; sentiment d’amour-propre froissé, d’orgueil froissé, d’honneur froissé. Et encore ce coup l’accablait au moment où il était le plus mécontent de tout ce qui l’environnait. Il était dégoûté de la petitesse des instruments et des ressorts de la vie politique ; il était en proie à une lassitude pleine de mépris, que lui inspirait la stérilité de la gloire littéraire. À trente ans il avait nécessairement perdu l’ardeur et l’élasticité de la première jeunesse, et il avait déjà brisé un grand nombre de ces hochets, que les affaires et l’ambition donnent comme de vains jouets, pour amuser la maturité de la vie. Chaque nouvel exemple de bassesse dans les hommes ou dans les choses affligeait ou révoltait un esprit, qui exigeait toujours un but trop pur et trop exalté pour la vie humaine, et qui était encore trop difficile pour ce calme consentement du monde, tel qu’il est, contentement que doivent posséder tous ceux qui veulent rendre leur philosophie pratique, et leur génie aussi fertile pour la moisson, qu’il a été prodigue à la floraison. Orgueilleux, solitaire et insociable, Ernest Maltravers n’avait pas les ressources ordinaires des hommes froissés déçus. Complétement séquestré dans la retraite de sa maison de campagne, il passait les journées à errer mélancoliquement ; et le soir il se tournait vers les livres, l’esprit plein de dédain et de lassitude. Il avait déjà tant appris, que les livres lui enseignaient peu de choses qu’il ne connût déjà. D’ailleurs les biographies des auteurs, ces espèces de fantômes, qui semblent n’avoir eu d’existence que dans l’ombre de leurs pensées impérissables, refroidissait l’inspiration qu’il aurait pu trouver dans leurs œuvres. Ces esclaves de la lampe, ces vers à soie du cabinet, combien ils ont peu joui ; combien ils ont peu vécu ! Condamnés par le destin ordinaire du monde à un sort mystérieux, ils ne semblent naître que pour travailler et fournir des pensées à la multitude, puis pour mourir quand ils ont laborieusement et obscurément accompli leur tâche, et que dans leur épuisement ils ne peuvent plus rien produire. Vivants, ce n’étaient que des noms, et dans la mort comme dans la vie ils restent éternellement des noms, des fantômes insaisissables et immatériels. Vers cette époque, Maltravers eut la fantaisie de tourner ses regards curieux vers les philosophies obscures et